• Le 1er ministre canadien jouit d’une forte popularité et on ne peut pas dire que la presse l’oppresse. Comment expliquer l’enthousiasme que le jeune quadra génère? Alors qu’il incarne le libéralisme, qu’il défend le CETA Québec et ongles, et qu’il se montre bienveillant à l’égard des extrémistes religieux ?

    Tout simplement parce qu’il incarne toutes les « valeurs » à la mode bien qu’on ne puisse pas pour autant parler de Valeurs Actuelles.

     

    La première valeur qu’il incarne, c’est l’ouverture. La véritable ouverture, celle qui pratique le bien en prônant le libre échange et la mondialisation. Celle qui exploite les ouvriers en faisant pression sur les bas salaires, celle qui s’enrichit sur le dos des plus pauvres pour le bien commun. Car ce qui est vraiment mal à notre époque, c’est d’empêcher tous les capitaux et les marchandises qui le souhaitent de se déplacer partout à travers le monde. En matière de libre circulation des biens, il faut écouter ce que les marchands disent.

     

    Tous ceux qui empêcheraient ce système ne peuvent agir que par manque d’ouverture. Et comme, c’est bien connu, il n’y a personne que la fermeture éclaire, pour ces gens là, ça ne fait pas un pli : leur surmoi est empreint de repli sur soi. Au Canada, rien de tout cela. On veut être ouvert à tous les vents à Vancouver. Pas étonnant donc que Justin Trudeau ait été invité au mois de février par le président du parlement européen et que les eurodéputés lui aient réservé une standing ovation de plus d’une minute à la fin de son discours. Comment ne pas les approuver ? En matière de libéralisme, il faut « faire la ola » devant tous ceux qui refusent de « mettre le holà ». L’instauration du CETA risque d’écrémer toutes les petites fermes laitières car le prix du lait au Canada est 2 fois supérieur au prix du lait en Europe ? Pas grave. La tactique est simple : laisser parler tous ceux qui pensent que c’en est assez du CETA en espérant que ça va se tasser.

     

    La deuxième valeur chère à Trudeau c’est la tolérance. Alors quand on lui reproche de relativiser, au nom de la différence culturelle, les crimes d’honneur ,de faire preuve de sympathie à l’égard de l’ISNA, des frères musulmans et du renouveau islamique au point qu’il se fait reprendre par le président du congrès musulman canadien lui-même, il fait semblant d’être un peu dur de la feuille d’érable. Car Justin Trudeau l’a dit : « Nos racines s’étendent aux quatre coins du globe » et « Le multiculturalisme est notre force ». Il n’a que faire de faire taire les sectaires. Il est convaincu que pour combattre les méchants extrémistes, il faut être extrêmement gentil avec eux. Et il n’est pas le seul. « C’est Formidable », nous explique-t-on : enfin un homme politique qui ne soit pas « islamophobe ». La diversité, c’est bien connu, est une valeur en soi, même quand celle-ci promeut l’absence de diversité. Il faut laisser les femmes libres d’être opprimées. Il faut tolérer tous les intolérants. Et il n’y a pas plus généreux que de rassembler tous ceux qui divisent en incluant tous les sectaires du monde entier.

     

    Alors, si. La presse lui est tombée dessus une fois pour sa trop grande tolérance : lorsqu’il a rendu un hommage appuyé à Fidel Castro le jour de sa mort. Car le dictateur, au contraire des extrémistes musulmans, fait partie de ceux qu’on a encore le droit et même le devoir de critiquer. La girouette a alors rapidement changé de position plutôt que de rester vent debout face à l’opinion publique. Justin Trudeau ne se rendra finalement pas le front haut à Cuba, sentant sans doute que jurer d’être fidèle à Castro, c’était le meilleur moyen de paraître changeant. Il préfèrera dépêcher quelqu’un d’autre sur place, revenir sur le sombre passé du dictateur cubain et regretter qu’au sujet de Fidel on le casse trop.

     

    Autre « valeur » fondamentale de Justin Trudeau : sa jeunesse. Et rarement autant qu’à notre époque on a méprisé les personnes âgées, responsables du Brexit et du vote Trump ou pire de l’élection à la primaire de la droite et du centre de ce dictateur en puissance qu’est François Fillon.

     

    Tous ces gens qui fustigent parfois avec raison le discours du « tout était mieux avant » ne semblent pas envisager un instant l’éventualité que tout ne soit pas nécessairement mieux maintenant. Et tout ce qui est ancien devient par contamination forcément « rance » ou « moisi ». Pensant sans doute qu’un pays sans conservateurs, lui, ne pourrira jamais, les progressistes sont convaincus que la tolérance ne doit jamais aller jusqu’à tolérer le rance. Avec le portable et les réseaux sociaux qui poussent à bout le concept de narcissisme, on a l’impression que de plus en plus de gens sont convaincus que rien de ce qui s’est fait avant leur propre arrivée sur Terre n’était bon. Justin Trudeau est le produit de tout cela.

     

    Et toute ressemblance avec une fabrication médiatique élue récemment serait bien évidemment purement fortuite.

     

    La dernière valeur incarnée par Justin Trudeau découle de celle-ci : c’est l’image que le personnage se construit lui-même. Comme pour Barack Obama dont on aurait facilement pu croire en ne regardant que ses vidéos sur Facebook qu’il était acteur, chanteur ou danseur de claquettes, tout ce qui compte pour Justin Trudeau et les médias, c’est l’image. Trudeau aurait pu s’inspirer d’Obama pour inventer le slogan « Yes we Canada ». Mais l’élève a tellement dépassé le maître qu’on peut penser que Justin vaut bien 5 Barack au bas mot. Certains de ses proches confient même qu’il se débrouille pour que chaque séquence de sa vie politique corresponde à un cliché Instagram : un savant mélange de politique et de people comme seule notre époque sait le faire.

     

    Et ça marche. Ca marche tellement qu’il pourrait même s’en passer. Plus d’efforts à faire, les médias les font pour lui. C’est par exemple un article du site demotivateur intitulé « 22 raisons de craquer pour Justin Trudeau ». C’est un article d’Elle l’année dernière intitulé : allez-vous craquer pour Justin Trudeau sur ces photos de lui jeune ? Un article de Libé intitulé Trudeau : 8 mois de photos symboles. Bref, c’est à se demander dans quel sens il va effectivement finir par nous faire craquer.

     

    Et comme le ridicule ne tue pas, il a également fait son entrée dans le monde des super héros de Marvel où il est apparu en août sur une des couvertures du cinquième numéro de la série prêt à prendre les gants ou à donner des conseils.

     

    Enfin, dernier élément en date : sa figurine en vente partout. Une figurine qui parle en plus, et dont le discours n’est certainement pas moins intéressant que celui du Premier Ministre. C’est l’avantage du prêt à penser : on peut le transporter partout avec soi. D’ailleurs, que peut-on reprocher là-dessus à M. Trudeau ? N’est-ce pas la suite logique, quand on a beaucoup de pouvoir, de devenir un super héros ? Surtout quand on a construit son succès en promettant à tous monts et Marvel. Et n’ y a-t-il pas une certaine cohérence à multiplier les figurines pour être sûr de n’être jamais un figurant ? Et tant pis si au passage on prend le risque de défigurer la politique, l’important c’est de lui offrir un nouveau visage.

     

    Depuis quelques temps toutefois, quelques voix commencent à s’élever contre son engagement pour la signature du CETA. Suffisant pour qu’il ne soit plus populaire de rien? Rien n’est moins sûr, il ne faut pas, comme on dit au Canada, mettre le traîneau avant les chiens.

     

    Mais comme même cette presse qui lui était jusqu’ici assez largement favorable semble lassée, agacée par son numéro et souhaitant presque qu’il bourre et bourre sa vie d’Instagram et qu’il se rétame, on peut penser que c’est possible.

     

    Ce qui est certain en revanche, c’est qu’on peut se réjouir du fait qu’un Trudeau, il y en ait juste un.

     

    (Chronique parue en premier sur Polony TV sous le titre "Pourquoi Justin Trudeau est-il si populaire?" https://goo.gl/klX9Ud)

     

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  • Qu’on soit auteur comique ou simple blagueur du dimanche, il n’est jamais facile de digérer un bide et il n’est pas rare que celui-ci nous reste sur l’estomac. Et même dans une salle, la claque ne suffit pas forcément à couvrir cette gifle. Certes, l’acteur qui oublie une réplique connaît lui aussi ce sentiment de solitude mais ce n’est pourtant pas tout à fait comparable. Mieux vaut un petit trou qu’un gros vide. C’est le comble de réduire tout le monde au silence quand on veut faire du bruit. Et l’envie est alors grande d’envoyer son bide aux ordures.

     

    Vous me direz peut-être : « Mais pourquoi tenir absolument à faire rire ou sourire ? Nous ne t’avons rien demandé ! Avoir autant d’états d’âme, pour quelqu’un qui se prétend sans filtre, c’est un peu fort de café ! ». Eh bien tout simplement parce que, comme le disait Aristote « le rire est le propre de l’homme ». Et qu’on n’a jamais rien trouvé de plus immédiat pour se reconnaître en tant qu’humains. Cela suffit à me donner envie de provoquer à tout prix un rictus chez n’importe quel Homo erectus. Mais ce n’est pas qu’une démarche généreuse, c’est aussi un besoin. Parce que je n’ai rien trouvé d’autre que de rire jaune pour éviter d’être vert de rage.

     

    La limite est parfois ténue entre décrocher un sourire et décrocher tout court ou entre déclencher un éclat de rires et faire voler l’humour en éclats. Ce n’est pas parce qu’on va caler des calembours et ânonner quelques âneries qu’on va emporter l’adhésion. Il ne faut pas confondre comique et comme un hic. Or faire un bide ou se bidonner, ça change la donne. Et se marrer ou se barrer, c’est s’approcher de la différence entre une lettre et le néant.

     

    D’autant que ce n’est pas chose aisée de faire sourire quand on se plaît à ne jamais être d’accord. Ni de chercher l’approbation en désapprouvant : le sarcasme peut blesser et n’est jamais très loin de l’ire honnie. Ca l’est encore moins de convaincre sur le fond quand on ne cherche pas à mettre les formes. Et ce n’est pourtant pas faute d’essayer d’être à fond sur elle. Bref, difficile équation que celle qui aspire à rassembler par le rire en divisant par le dire.

     

    Alors je me console en pensant que méditer chaque jour sur les choses de la vie a forcément quelque chose à voir avec le spi rituel. Et en me disant que même si mon style ne plaît pas, j’y aurais mis tellement de moi que mon jeu avec le langage sera au minimum un « je » de mots.

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  • Si Fabrice Luchini a choisi d’intituler son spectacle « Poésie ? », on comprend très vite que son objectif n’est pas de répondre à cette question par l’analyse mais plutôt par la simple déclamation des textes. L’ensemble de sa prestation ne va donc pas consister à imposer la poésie au spectateur par une quelconque démonstration mais plutôt de la laisser s’imposer par elle-même.

     

    Poussant à bout ce concept, il commence donc son spectacle par la récitation intégrale des vingt-cinq quatrains en alexandrins du Bateau ivre d’Arthur Rimbaud.

    « Comme je descendais les fleuves impassibles,

    Je ne me sentis plus guidé par les haleurs,

    Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cible,

    Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs (…) »

     

    La salle, un peu prise de cours par cette entrée en matière et pouvant difficilement s’accrocher au sens du texte, ne peut que se résoudre à en écouter la musique, permettant ensuite au comédien d’enchaîner par des citations de grands poètes sur l’importance de la musique en poésie.

     

    Entre les poèmes, le comédien s’accorde de longs intermèdes au cours desquels on a droit à de très nombreuses anecdotes ou réflexions sur l’actualité, souvent très drôles, mais aussi aux commentaires d’un personnage créé par Luchini dès le début du spectacle, un personnage qui prend ses distances avec le texte et le spectacle, qui ne comprend rien à ce qui se passe et qui se demande sans cesse ce qu’il est venu faire dans cette salle « à écouter Le bateau ivre après (ses) huit heures de boulot ».

     

    On pourrait s’interroger sur l’utilité de ces nombreuses digressions : elles apparaissent pourtant nécessaires. Non seulement elles mettent en valeur, par contraste, les textes littéraires, mais elles offrent également au spectateur une respiration qui lui permet de les apprécier à leur juste valeur. Par l’abondance même de ses anecdotes, l’artiste souligne en creux une des caractéristiques de la littérature. Là où l’anecdote raconte ce qui est arrivé de particulier à une ou plusieurs personnes, la littérature nous raconte ce qu’il advient de l’humanité. 

    Dans ce contexte, les références à la télé-réalité et au showbiz passent enfin pour ce qu’elles sont : la simple expression de la vanité humaine.

     

    Choisir Le bateau ivre pour commencer son spectacle est certes la marque d’une invitation au voyage mais également le signe que le voyage littéraire est parfois ardu. Le comédien se permettra ensuite de revenir sur le poème et d’en expliquer le début, tout comme il se permet quelquefois, au milieu d’un texte, un commentaire en incise. Mais ces rares interventions de Luchini au milieu des poèmes sont toujours accompagnées de nouvelles déclamations, donnant à la fois la possibilité au spectateur de réentendre le poème d’une autre façon mais laissant également le texte avoir le dernier mot.

     

    Le comédien obéit d’ailleurs aux mêmes principes en ce qui concerne la justification de la dimension poétique des textes puisqu’il reprend les arguments des poètes eux-mêmes, ceux de Paul Valéry, pour qui « La poésie est l’ambition d’un discours qui soit chargé de plus de sens et mêlé de plus de musicalité que le langage ordinaire n’en porte et ne peut en porter » ou de Rimbaud, pour qui « le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ».

     

    Et pour ces arguments comme pour le reste des textes, le comédien prend le parti de ne pas chercher à les expliquer mais simplement de les dire et souvent de les redire.

     

    Moins juste quand il se laisse emporter par le lyrisme des envolées théâtrales qu’il dénonce par ailleurs à plusieurs reprises dans ses digressions, Luchini n’est jamais aussi brillant que lorsqu’il contient ses élans et que seule ressort la beauté du texte brut. 

     

    On ne sort pas rassasié de mots de son spectacle, on le quitte avec une furieuse envie de lire. A l’heure où certains politiques, par ignorance, ou par démagogie, affirment qu’ « il n’y a pas de culture française », scellent leur alliance au MacDo ou invitent à venir à Disneyland Paris pour « comprendre ce qu’est la France » en déclarant sans sourciller : « Vive la république, vive la France, vive Eurodisney », Fabrice Luchini a le mérite de nous rappeler que non seulement cette culture française existe, mais qu’il n’est pas interdit de s’en délecter.

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  • Que L’Arabie Saoudite fasse comme si de rien n’était en feignant de s’interroger : « Le Yémen, c’est où ça, dites ? », on pouvait s’y attendre. Mais que les hôpitaux soient attaqués ou que la coalition déclenche des frappes pendant une cérémonie funéraire sans que personne ne réagisse, c’est plus (d)étonnant. Et pourtant, bien que la situation soit catastrophique dans la capitale, Sanaa pas l’air d’émouvoir plus que ça la communauté internationale.

     

    Et que dire du silence radio des médias qui ne parlent que de la Syrie malgré le peu que nous savons d’Alep ? Cela aurait-il un lien avec les intérêts des pays occidentaux pour le pétrole ? Ou avec le fait, par exemple, que Les Etats-Unis, qui, selon « Le Monde » fournissent « une aide logistique et du renseignement à la coalition » pourraient être jugés cobelligérants ? »

    On n’ose y croire. D’ailleurs, ils n’ont vraisemblablement rien à se reprocher puisque, toujours selon « Le Monde », « L’Arabie Saoudite et ses alliés bloquent avec succès depuis mars 2015 toute enquête de l’ONU. »

     

    Certes, l’ex-président Saleh, chassé en 2011 après trente-quatre ans de règne, n’a pas laissé le pays dans un état prospère. Mais si l’addition présentée par Saleh est conséquente, il serait trop facile de lui casser du sucre sur le dos.

    La transition politique dirigée par Hadi jusqu’en 2014 n’a d’ailleurs pas fait beaucoup mieux, certains allant même jusqu’à dire d’Hadi qu’il n’a pas fait ce qu’il a dit. Houthi et ses disciples ont alors tenté de prendre le pouvoir par la force, et c’est là que l’Arabie Saoudite est intervenue, sous le fallacieux prétexte qu’Houthi serait complètement marteau. « Des clous ! » serait-on tenté de dire si l’on n’avait pas peur de taper à côté.

     

    En réalité, Les rebelles houthistes étant chiites, Riyad y combat par procuration son grand rival régional : l’Iran chiite, qui, lui, soutient les houthistes. Qu’importe donc que cette guerre ait déjà fait plus de 10000 morts rien que lors des combats -bien davantage en réalité -, l’important est que Riyad défende son honneur et puisse continuer à dire : « Que dit un Sunnite qui marche dans la merde ? Chiite! ».

     

    Quant à la situation des femmes, entre la prostitution comme dernier recours à l’extrême pauvreté, les mariages forcés -parfois dès huit ans- et l’interdiction de se promener seule dans la rue sans l’autorisation du mari, c’est à se demander comment il est possible que quasiment personne n’en parle, pas même les associations féministes, trop occupées par leur combat contre l’émission « Miss France ». Alors, devant cette situation cataclysmique, on se rassure comme on peut en se disant que tout finit par se payer et que « Rira bien qui Riyad le dernier ».

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  •  Comme chaque semaine, je demande à mon élève de quatrième ce qu’elle a fait en français. « On a étudié un texte » me répond-elle. « Fort bien, quel texte ? » lui demandé-je, anticipant déjà le plaisir de lui faire découvrir aussi bien les grands auteurs que l’art de l’analyse. « « Roméo kiffe Juliette » de Grand Corps Malade » me répond-elle. « Bon, finalement, ce serait peut-être bien qu’on fasse des maths. »

    De retour chez moi, j’ai toutefois tenu à jeter un œil sur l’œuvre de Grand Corps Malade, par curiosité. Et par volonté d’ouverture. Après tout, pourquoi ces a priori sur l’étude d’un texte de slam en littérature ? On a bien confié les clés du ministère de la culture à quelqu’un qui est convaincu que Michel Butor a écrit La consolidation.

     

    « On ne fait pas d’Hamlet sans casser des œufs » disait Gilles Deleuze. Pourquoi dès lors aurait-on peur de faire du Roméo et Juliette en marchant dessus ? J’étais encore loin de me douter que ma réticence liminaire laisserait place à une telle acceptation extatique. Et qu’en laissant de côté l’auteur du Roi Lear, j’ouvrirais la porte au dieu de la déclamation.

     

    Car là où Shakespeare laissait bêtement planer un océan de doutes en titrant « Roméo et Juliette », Grand Corps Malade a l’audace de trancher et d’annoncer la couleur « Roméo kiffe Juliette ». Quel mot, mieux que « kiffe » pouvait évoquer la puissance de l’amour ? Et tant pis pour la réciprocité de celui-ci.

     

    Les grincheux diront que transposer la scène de la splendide architecture de Vérone au MacDo de  banlieue n’aidera pas les élèves à voyager et à s’ouvrir à d’autres horizons que le leur. Et que Choisir Shakespeare plutôt que grand corps Malade, c’est préférer le MacDo à MacBeth. C’est sans doute que ces gens-là n’ont pas compris la portée hautement symbolique de l’œuvre de Fabien Marsaud. Si les héros s’empoisonnent au Mac Do plutôt qu’à l’arsenic, n’est-ce pas la preuve que Marsaud maîtrise l’art scénique ? Et d’ailleurs, peu importe qu’on choisisse une fille qu’a pu l’air d’une Capulet, du moment qu’elle est kiffée grave par un Montaigu.

     

    « Le père de Roméo est vénèr, il a des soupçons  

    La famille de Juliette est juive, tu ne dois pas t’approcher d’elle  

    Mais Roméo argumente et résiste au coup de pression  

    On s’en fout papa qu’elle soit juive, regarde comme elle est belle.

    Alors l’amour reste clandé dès que son père tourne le dos  

    Il lui fait vivre la grande vie avec les moyens du bord  

    Pour elle c’est sandwich au grec et cheese au McDo  

    Car l’amour a ses liaisons que les biftons ignorent. »

     

    Comment ne pas être touché par la poésie de ce texte ? Certains argueront que le rôle du français devrait être de faire acquérir du vocabulaire aux élèves, de les confronter aux grands textes et que ce n’est qu’à ce prix qu’on parviendra à former des esprits libres capables de penser par eux-mêmes.. Et qu’en y renonçant, l’Education nationale a vendu son slam au diable. Que nenni. Le professeur de français de mon élève a raison de sacrifier la langue sur l’Othello de la modernité. Car l’important, pour les pédagogues et les apprenants, c’est de rendre le texte accessible. Et pour ce faire, quoi de mieux que de préférer le verlan à Verlaine ?

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