• Le dérisoire mis en pièces

    Si Fabrice Luchini a choisi d’intituler son spectacle « Poésie ? », on comprend très vite que son objectif n’est pas de répondre à cette question par l’analyse mais plutôt par la simple déclamation des textes. L’ensemble de sa prestation ne va donc pas consister à imposer la poésie au spectateur par une quelconque démonstration mais plutôt de la laisser s’imposer par elle-même.

     

    Poussant à bout ce concept, il commence donc son spectacle par la récitation intégrale des vingt-cinq quatrains en alexandrins du Bateau ivre d’Arthur Rimbaud.

    « Comme je descendais les fleuves impassibles,

    Je ne me sentis plus guidé par les haleurs,

    Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cible,

    Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs (…) »

     

    La salle, un peu prise de cours par cette entrée en matière et pouvant difficilement s’accrocher au sens du texte, ne peut que se résoudre à en écouter la musique, permettant ensuite au comédien d’enchaîner par des citations de grands poètes sur l’importance de la musique en poésie.

     

    Entre les poèmes, le comédien s’accorde de longs intermèdes au cours desquels on a droit à de très nombreuses anecdotes ou réflexions sur l’actualité, souvent très drôles, mais aussi aux commentaires d’un personnage créé par Luchini dès le début du spectacle, un personnage qui prend ses distances avec le texte et le spectacle, qui ne comprend rien à ce qui se passe et qui se demande sans cesse ce qu’il est venu faire dans cette salle « à écouter Le bateau ivre après (ses) huit heures de boulot ».

     

    On pourrait s’interroger sur l’utilité de ces nombreuses digressions : elles apparaissent pourtant nécessaires. Non seulement elles mettent en valeur, par contraste, les textes littéraires, mais elles offrent également au spectateur une respiration qui lui permet de les apprécier à leur juste valeur. Par l’abondance même de ses anecdotes, l’artiste souligne en creux une des caractéristiques de la littérature. Là où l’anecdote raconte ce qui est arrivé de particulier à une ou plusieurs personnes, la littérature nous raconte ce qu’il advient de l’humanité. 

    Dans ce contexte, les références à la télé-réalité et au showbiz passent enfin pour ce qu’elles sont : la simple expression de la vanité humaine.

     

    Choisir Le bateau ivre pour commencer son spectacle est certes la marque d’une invitation au voyage mais également le signe que le voyage littéraire est parfois ardu. Le comédien se permettra ensuite de revenir sur le poème et d’en expliquer le début, tout comme il se permet quelquefois, au milieu d’un texte, un commentaire en incise. Mais ces rares interventions de Luchini au milieu des poèmes sont toujours accompagnées de nouvelles déclamations, donnant à la fois la possibilité au spectateur de réentendre le poème d’une autre façon mais laissant également le texte avoir le dernier mot.

     

    Le comédien obéit d’ailleurs aux mêmes principes en ce qui concerne la justification de la dimension poétique des textes puisqu’il reprend les arguments des poètes eux-mêmes, ceux de Paul Valéry, pour qui « La poésie est l’ambition d’un discours qui soit chargé de plus de sens et mêlé de plus de musicalité que le langage ordinaire n’en porte et ne peut en porter » ou de Rimbaud, pour qui « le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ».

     

    Et pour ces arguments comme pour le reste des textes, le comédien prend le parti de ne pas chercher à les expliquer mais simplement de les dire et souvent de les redire.

     

    Moins juste quand il se laisse emporter par le lyrisme des envolées théâtrales qu’il dénonce par ailleurs à plusieurs reprises dans ses digressions, Luchini n’est jamais aussi brillant que lorsqu’il contient ses élans et que seule ressort la beauté du texte brut. 

     

    On ne sort pas rassasié de mots de son spectacle, on le quitte avec une furieuse envie de lire. A l’heure où certains politiques, par ignorance, ou par démagogie, affirment qu’ « il n’y a pas de culture française », scellent leur alliance au MacDo ou invitent à venir à Disneyland Paris pour « comprendre ce qu’est la France » en déclarant sans sourciller : « Vive la république, vive la France, vive Eurodisney », Fabrice Luchini a le mérite de nous rappeler que non seulement cette culture française existe, mais qu’il n’est pas interdit de s’en délecter.

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