• Lecture insoumise de Houellebecq

     

    « J'aurais probablement dû parler de cela, de cet étrange pouvoir de la littérature, je décidai pourtant de continuer à parler politique. »

    Ce commentaire du narrateur au milieu d'une conversation pourrait parfaitement résumer le roman de Houellebecq qui a beaucoup fait parler par son soi-disant sujet principal et qui n'est pourtant jamais aussi bon que lorsqu'il s'en écarte et qu'il se consacre, par exemple, à la littérature.

    A ce titre, Soumission est moins un roman d'anticipation qu'une réflexion sur le présent et sur certaines tendances de la société, ce que Jean-Laurent Cassely a très bien compris, lorsqu'il déclare sur le site slate.fr :  « peu de situations sont plausibles dans ce roman et ni la politique ni la psychologie féminine n’ont jamais été les points forts de l'auteur, il faut bien le reconnaître! C’est pourquoi Soumission est une fiction qui ne dit rien de l’avenir politique de la France, mais beaucoup de sa situation actuelle. »

    Mais ce qu'il aurait pu ajouter, c'est que le roman de Houellebecq est davantage une réflexion sur ce qui fonde et ce qui défait une civilisation ainsi que l'histoire d'une triple quête, amoureuse, littéraire et spirituelle, quête qui constitue également un refuge contre la décadence de la société mais qui paraît bien souvent inaccessible pour le narrateur.

    La plupart des critiques ont pourtant choisi de parler quasi exclusivement de l'aspect politique du livre, louant ou blâmant le choix de l'auteur d'imaginer l'arrivée au pouvoir en France d'un parti musulman en 2022, les uns oubliant que l'obligation de conversion à l'Islam pour les professeurs, l'abandon quasi général du travail pour les femmes ou l'interdiction de porter des jupes étaient peut-être des règles acceptées un peu trop facilement par la population, les autres occultant volontairement toutes les qualités du parti musulman pour faire de ce roman un livre raciste ou islamophobe.

    Il y aurait évidemment là matière à débat. Mais bien que le narrateur délègue souvent la parole, dans le domaine politique, à ses interlocuteurs, il évite rarement l'écueil du monologue qui tourne à l'exposé, exposé qui a bien du mal à dépasser la simple thèse et à ne pas détonner avec le reste de l'oeuvre, et qui confirme que dès que Houellebecq se rapproche trop de l'essai, il s'éloigne du coup de maître.

    A l'inverse, le roman se révèle beaucoup plus intéressant quand il évite les arguments politiques, comme lorsque le « problème de micro-ondes » du narrateur l'oblige à « terminer [ses] packages indiens à la poêle, et lui fait « [rater] une grande partie des arguments échangés", que quand il les décortique.

    Certes, les romans d'anticipation cherchent rarement à donner une image positive du futur qu'ils mettent en scène et la valeur d'un tel roman ne se mesure pas uniquement, loin s'en faut, à sa capacité à lire dans l'avenir.

    Toutefois, admettons que le point fort du roman de Houellebecq, comme nous le disions tout à l'heure, est moins le récit de l'avenir que celui du présent de nos sociétés.

    L'arrivée au pouvoir de La Fraternité musulmane n'est en réalité pas le sujet central du livre, elle n'est qu'un prétexte à parler du déclin d'une civilisation dans une société résignée et fataliste, pour qui « il arriverait « ce qui doit arriver » ».

    L'une des phrases de l’un des personnages ne laisse aucun doute à ce sujet : « L'Europe avait déjà accompli son suicide. » « La Révolution française, la république, la Patrie... oui ça a pu donner lieu à quelque chose, quelque chose qui a duré un peu plus d'un siècle. La chrétienté médiévale, elle, a duré plus d'un millénaire. », ajoute-t-il un peu plus loin, confirmant que l'on arrrive au bout d'un cycle.

    Si beaucoup de personnages de Houellebecq, à commencer par le narrateur lui-même, semblent résignés, en particulier dans le milieu universitaire, c'est aussi parce que « C'est pour des questions métaphysiques que les hommes se battent, certainement pas pour des points de croissance, ni pour le partage de territoires de chasse ». La fin d'une civilisation n'est pas seulement due, dans Soumission aux limites du modèle capitaliste européen, mais également à l'absence de Dieu.

    C'est ce constat qui donne au roman tout son intérêt, celui d'une société et d'un personnage à la recherche d'identité et de sens.

    Et tout le talent de Houellebecq est de structurer tout son roman autour d'un système d'opposition et d'échos entre la civilisation passée et celle qui se met en place, entre tout ce qui l'a fondée et ce qui va la remplacer ou plutôt ce qui l'a déjà, doucement, imperceptiblement, remplacée.

    A ce titre, le fait que l'action se passe principalement à la Sorbonne nouvelle, dont le nom évoque l'histoire mais dont la réalité est un bâtiment moderne d'une affreuse laideur et sans passé, est loin d'être anodin tout comme le fait que le collègue du personnage principal se nomme Godefroy Lempereur mais qu'il porte « un t-shirt du P.S.G » et « des baskets d'un rouge vif ».

    De même, il faudrait être naïf pour ne pas voir dans l'escapade du narrateur pendant le deuxième tour des élections à Martel, une sorte de retour aux sources de la civilisation qui décline et qui s'apprête à disparaître ainsi qu'une forme de résistance par procuration aux changements qui se dessinent.

    La visite de l'Eglise Saint-Maur, « construite pour résister aux assauts des infidèles, comme il y en avait beaucoup dans la région » n'est pas uniquement décorative, tout comme la mention que « La région était habitée depuis les temps les plus reculés de la préhistoire » et que « l'homme de Cro-Magnon en avait progressivement chassé l'homme de Néandertal, qui s'était replié jusqu'en Espagne avant de disparaître. »

    Ce passage fait d'ailleurs écho à la description, pendant les émeutes de « la statue du maréchal Moncey, imposante et noire » qui se détachait au milieu de l'incendie », maréchal qui « s'est illustré en défendant la barrière de Clichy contre les envahisseurs russes en 1814 » rappelle le narrateur.

    Cette dimension symbolique se retrouve partout dans le roman, aussi bien quand le personnage principal se rend chez le Président de l'Université, dont le domicile jouxte les Arènes de Lutèce et plongent le narrateur dans une tentative de transposition : « il était étonnant de penser que des combats de gladiateurs et de fauves avaient réellement eu lieu ici, quelque deux mille ans auparavant. » que quand le narrateur et Lempereur s'aperçoivent, en se rendant chez ce dernier qu'ils se « retrouv[ent] exactement à l'époque de [leurs] écrivains préférés », la littérature devenant ici une sorte de double du refuge historique, quelques instants avant que la peinture prenne le relais : « Le Bouguereau au dessus de la cheminée »[...] datait d'un peu plus d'un siècle et ça me paraissait si loin […] Lentement, progressivement, on pouvait essayer de se mettre dans la peau d'un de ces bourgeois du XIXème siècle […] mais c'était une remontée dans le temps laborieuse, difficile. 

    Le narrateur, cet homme qui « n'avai[t] jamais vraiment visité ce pays, dont [il] étai[t], de manière un peu théorique, citoyen » semble loin de choisir ses destinations au hasard, lui qui se rend ensuite à Rocamadour, dont le pélerinage est décrit comme « un des plus fameux de la chrétienté » par son ami travaillant pour le renseignement, qui ajoute, comme pour achever de le convaincre : « vous pourrez vraiment mesurer à quel point la chrétienté médiévale était une grande civilisation. »

    Le choix de Myriam, personnage présent à la fois dans la Bible et dans le Coran comme la sœur d'Aaron, comme prénom de la petite amie du narrateur, n'est sans doute pas, lui non plus, anodin.

    Le vide que ressent le personnage principal n'est pas seulement le résultat d'une vie amoureuse ratée et d'une vie familiale sans amour et très solitaire qui lui fait dire, quand il va pour la première fois chez Myriam, sa petite amie : « c'était une tribu, une tribu familiale soudée ; et par rapport à tout ce que j'avais connu, c'était tellement inouï que j'avais eu beaucoup de mal à m'empêcher d'éclater en sanglots. »

    Certes, il y a chez ce quadragénaire un peu misogyne une aspiration amoureuse que ses relations passagères avec des étudiantes ou des escorts ne comblent jamais et qui rendent toutes les actions du quotidien pesantes : « Un couple est un monde, un monde autonome et clos qui se déplace au milieu d'un monde plus vaste, sans en être réellement atteint : solitaire, j'étais traversé de failles, et il me fallut un certain courage pour, rangeant la feuille d'informations dans une poche de mon blouson, ressortir visiter le village. »

    Mais cette recherche, chez cet homme qui « n'éprouvai[t] aucune satisfaction à [s]e retrouver au milieu de [s]es semblables » n'est que la manifestation d'une quête plus profonde, qui lui fait dire, en réponse à une réflexion de Myriam, la petite amie qu'il aura le plus aimée : « Il n'y a pas d'Israël pour moi. »

    On le sent désolé d' « essay[er] sans grand succès de [s]'abîmer dans la contemplation du paysage » et convaincu lorsque son interlocuteur lui souffle qu' « à elle seule, l'idée de la patrie ne suffit pas, elle doit être reliée à quelque chose de plus fort. »

    Mais la quête spirituelle du narrateur qui, « pour la première fois de [s]a vie » se met à « penser à Dieu, à envisager sérieusement l'idée d'une espèce de Créateur de l'Univers » et qui ne semble à aucun moment être l'aboutissement d'un long cheminement mais à la fois la cause et la conséquence du déclin de la civilisation, est, d'emblée, vouée à l'échec.

    Lui qui n'a jusque ici eu « l'impression d'être éternel » que pendant ses ébats avec Myriam et dont seule la bite « [intercède] en faveur de Myriam », lui qui n'arrive pas à lire En route de Huysmans car il constate que « La fibre spirituelle [est] décidément presque inexistante en [lui] » a beau faire tous les efforts pour que « [s]on individualité se disso[lve], au fil de [s]es rêveries de plus en plus prolongées devant la vierge de Rocamadour », il a beau comprendre que « bien autre chose se jou[e], dans cette statue sévère, que l'attachement à une patrie, à une terre, ou que la célébration du courage viril du soldat », il échoue dans sa tentative de foi :

    « mais peu à peu, je sentais que je perdais le contact, qu'elle s'éloignait dans l'espace et dans les siècles tandis que je me tassais sur mon banc, ratatiné, restreint. Au bout d'une demi-heure, je me relevai, dfinitivement déserté par l'Esprit (majuscule), réduit à mon corps endommagé, périssable, et je redescendis tristement les marches en redescendant du parking. »

    Sans surprise, son séjour à l'abbaye se solde lui aussi par un échec que le narrateur évoque non sans ironie en employant une expression qui n'est pas sans rappeler les Evangiles

    « Au matin du troisième jour, je compris qu'il fallait que je parte, ce séjour ne pouvait être qu'un échec. »

    Soumission est aussi le récit d'une conversion ratée au christianisme, d'une conversion ratée tour court même, comme la conclusion du roman le mettra au jour.

    Car la conversion finale du narrateur est l'effet, non pas d'une soumission-il n'y a ni pression irrésistible exercée, ni menaces, ni besoin financier-mais d'un triple renoncement : amoureux, intellectuel, spirituel. Seul l'aspect utilitaire de la femme envisagé à travers la polygamie, semble intéresser le lecteur.

    Dieu n'est jamais évoqué lors de la cérémonie de conversion, il n'y a aucune rencontre spirituelle.

    Le narrateur n'a rien construit ou rencontré de suffisamment précieux pour s'opposer au nouveau modèle qu'on lui propose. Tout le dernier chapitre est d'ailleurs au conditionnel et la dernière phrase « je n'aurais rien à regretter » traduit bien le « faute de mieux » qui n'est plus seulement un réflexe de citoyen s'apprêtant à voter au moment des présidentielles, mais qui est devenu un mode de vie.

    Pour autant, on aurait tort de penser que le narrateur renie tout. Il reste fidèle jusqu'au bout, à Huysmans (son sujet universitaire), car selon lui, « le seul vrai sujet de Huysmans était le bonheur bourgeois, un bonheur bourgeois douloureusement inaccessible au célibataire, et qui n'était même pas celui de la haute-bourgeoisie, la cuisine célébrée dans Là-bas était plutôt ce qu'on aurait pu appeler une honnête cuisine de ménage. »

    Ainsi, sa conversion finale, c'est un peu la conversion au bonheur bourgeois du XIXème siècle que l'Islam, par la soumission de la femme, permet de nouveau.

    Si c'est une fausse conversion à Dieu, elle est en revanche la conversion ultime et définitive du narrateur à la seule personne avec qui il aura partagé sa vie : Huysmans. C'est une forme de conversion littéraire et d'aboutissement intellectuel.

    Etait-ce le lieu d’une polémique, vraiment ?

     

     

     

     

     

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