• L'angoisse de la page non blanche

    Parfois, lorsque je lis les épanchements de certains auteurs sur leurs difficultés à écrire, j'aimerais pouvoir les rassurer en leur disant combien cela nous comblerait qu'ils cessent de s'acharner et qu'ils prennent un peu de repos, au moins jusqu'à leur mort.

    De quelle culpabilité enfouie ces auteurs cherchent-ils à se débarrasser pour se sentir tous les jours obligés de faire des lignes et de nous infliger cette punition?

    Il y a toutefois quelque chose de rassurant à constater que ces écrivains ont du succès et que malgré la crise, ils ne se prennent pas la dette. D'ailleurs, qui, à part Boris Vian, aurait l'idée d'aller cracher sur Nothomb ?

    Quoi de mieux alors que d'écouter les conseils des trois plus grands écrivains de notre époque (Angot, Nothomb, Werber) pour tutoyer les sommets ? Au mieux, nous deviendrons nous aussi de grands auteurs, au pire, nous nous rabattrons sur la lecture de ces grands auteurs contemporains : c'est un prêté pour un vendu.

    Vous avez un incroyable talent

    Les conseils de Bernard Werber (conseils aux écrivains en herbe www.bernardwerber.com/unpeuplus/conseils_ecrivains.html) sont en ce sens extrêmement encourageants. A la question « Comment savoir si on a le talent ? », il répond « Souvent les gens qui racontent bien les blagues finissent par comprendre les mécanismes d'avancée d'une intrigue et d'une chute. La blague est l'haïku du roman. D'ailleurs tout bon roman doit pouvoir se résumer à une blague. » Il est rare en effet de lire un roman de Bernard Werber qui ne soit pas une grosse blague. Mais c'est très réjouissant d'apprendre que c'est aussi simple que ça d'écrire un roman. C'est Dédé et Jeannot qui vont être contents d'apprendre qu'ils pourront désormais faire autre chose que jouer au flipper et au bab toute la journée.

    Mais cet inlassable concepteur de chefs d’œuvre ne s'arrête pas là, il nous encourage à ne pas renoncer, quelle que soit notre absence de talent « C'est parfois lorsqu'on a tout faux qu'on déduit le mieux comment faire juste. »

    Si votre premier jet est une horreur, pas de panique, c'est sans doute que vous êtes sur la bonne voie.

    L'immense Christine Angot ne dit d'ailleurs pas autre chose (www.enviedecrire.com/lecriture-selon-christine-angot) et on peut se fier aveuglément à l'intelligence collective de ces deux génies du verbe.

    «Vous savez, il faut essayer, pour écrire il faut essayer. Il faut essayer. Il faut s’asseoir sur une chaise, devant un ordinateur ou avec une feuille de papier et un crayon, tout dépend des gens, de ce qu’ils aiment bien. Et puis il faut le faire, il faut essayer, et puis voir ce que ça donne. » On a un petit aperçu, à travers ce passage et notamment la double répétition de « il faut essayer » du style inimitable de Christine Angot, même si c'est encore beaucoup plus fort dans ses romans. Mais c'est surtout l'idée de prendre une feuille et un stylo, voire de se mettre devant son ordinateur, qui est prodigieuse. On aurait aimé qu'elle nous livre d'autres secrets encore plus fous, comme par exemple, écrire de gauche à droite ou numéroter les pages dans l'ordre croissant mais les grands esprits distillent souvent leurs avis au compte-goutte. Il faut savoir s'en contenter.

    Diarrhée-hic ?

    Une fois qu'on sait qu'on a le talent suffisant pour écrire un roman, reste à trouver l'inspiration. Faut-il écouter de la musique et consommer de l'opium, comme Baudelaire? Ressentir le mal du siècle et contempler la nature, comme les romantiques ? Rien de tout cela. Si l'on en croit Amélie Nothomb, (Amélie Nothomb, Une vie entre deux eaux, documentaire produit par Fabienne Servan Shreiber et Laurence Miller avec la participation de France télévisions et RTBF, écrit par Laureline Amanieux et Luca Chiari, merci à eux tous pour ce magnifique documentaire qui fera date) :

    « je me réveille au plus tard à quatre heures du matin. Aussitôt levée, je bois à jeun et d'un trait un demi-litre de thé beaucoup trop fort. De le boire d'un trait et à jeun, ça me fait vraiment exploser la tête et aussitôt, sans attendre, je me jette sur le papier et le stylo et c'est comme si le thé ressortait sous forme d'encre dans une espèce de tremblement ininterrompu

    Rien de tel que boire un peu d'eau chaude pour te dire que t'es « in ».

    Nothomb poursuit :

    (...) Il s'agit de se vider par l'écriture, l'écriture est aussi un moyen de vider toute la souillure que je contiens. »

    Comment, en tant que lecteur, ne pas se sentir privilégié d'avoir accès à cette souillure ?

    En parlant de son sang, symbole de son génie artistique mais aussi de sa douleur, Baudelaire disait :

    « À travers la cité, comme dans un champ clos, 
    Il s'en va, transformant les pavés en îlots, 
    Désaltérant la soif de chaque créature, 
    Et partout colorant en rouge la nature. » 

    ("La Fontaine de sang" in Les Fleurs du mal).

    Mais Amélie Nothomb va plus loin dans l'impression de réel puisqu'elle ne nous offre pas simplement son sang- Amélie est beaucoup plus qu'un vulgaire Christ, bien que la lecture de ses œuvres pousse également à la repentance, au moins celle de les avoir achetées-, elle nous offre la partie la plus intime d'elle-même. Ainsi, elle rejoint et dépasse même, grâce à la fluidité de son écriture et au parfum de son style, une autre figure illustre de la littérature contemporaine, Marie Darrieussecq, dont Jourde comparait l'inspiration à «du caca qui vient de la tête, péniblement excrété par un cerveau constipé » (La littérature sans estomac).

    Et même si on a hâte d'assister un jour à un colloque sur ses coliques, nous pouvons, en attendant ce jour, saluer le talent d'Amélie et nous en inspirer. Quel meilleur moyen en effet, pour éviter l'écueil de la page blanche, que de s'en servir comme papier hygiénique ? D'autant que cela permet de ne jamais franchir la ligne jaune tout en laissant une trace.

    Zola se sentait obligé de répondre avec véhémence à Barbey d'Aurevilly qui lui reprochait d'écrire de la fiente ? Amélie Nothomb a trouvé la parade : elle s'en félicite.

    Ne pas être un auteur sans histoire

    Maintenant qu'on a le talent et l'inspiration, penchons-nous sur l'intrigue.

    Werber commence par une révélation :  « En général on organise le livre en trois actes: Début. Milieu. Fin. »

    Bien que ce conseil ouvre déjà des perspectives ahurissantes, l'auteur de Troisième Humanité, dans ce souci de perfection qui le caractérise, va plus loin : pour nous aider, il nous donne généreusement quelques exemples d'intrigues de grands livres qu'il aurait pu écrire:

    « Dans les scènes du début on ouvre des portes [...] "qui est cette dame en noir qui surgit de temps en temps?". A la fin, il faudra penser à toutes les refermer […] "la dame en noir c'est en fait le fils caché de la concierge déguisé en femme depuis son voyage au Brésil ou (Je tiens à préciser que ce n'est pas moi qui ai oublié l'accent) il a connu l'enfer et qui recherche l'identité de son vrai père" […] Il faut que votre héros ait un problème à régler […] L'idéal est de donner des handicaps au héros de manière a (idem) ce qu'on se dise il n'y arrivera jamais. Exemple: l'enquêteur est aveugle et le tueur est non seulement le roi de la maffia mais en plus il a des talents de télépathie et c'est quelqu'un qui a beaucoup de chance. »

    On mesure, à travers ces extraits, à quel point c'est une perte pour la littérature que Werber n'ait malheureusement pas le temps d'aller au bout de toutes ses idées car on brûlait déjà d'acheter ces livres. Mais on peut se consoler en se disant que cette perte pour l'histoire littéraire est un gain pour les futurs écrivains.

    Ne pas avoir peur du vide

    Comment créer du littéraire sans littérature? Christine Angot nous donne d'abord un secret :

    « suivant la ponctuation, si vous mettez une virgule à un endroit ou à un autre, la phrase ne va pas s’entendre de la même façon. Vous n’allez pas entendre en plus fort. La littérature c’est silencieux. Il y a quand même des trucs qu’on entend plus fort et des trucs qu’on entend moins fort. »

    Outre son formidable esprit de logique, Angot nous apprend que la ponctuation ne sert pas à donner son sens à la phrase, elle n'est là que pour la musique et tout le génie d'Angot consiste en grande partie à mettre des points et des virgules là où on ne les attend pas, surtout quand ça n'a strictement aucune signification ; c'est encore mieux, le lecteur sent alors qu'il y a quelque chose d'étonnant,les critiques de Télérama se disent qu'il a là matière à écrire une foule d'articles passionnants sur le sujet, tout le monde se demande pourquoi l'auteur a fait cela et ce dernier serait bien incapable de lui répondre.

    Notre Bernard national y va lui aussi de son petit conseil : « Le public n'a pas (n'a plus?) la patience de lire des descriptions de paysages de plusieurs pages ou (sans accent) il ne se passe rien, ni des dialogues sans informations qui n'en finissent pas […] Il faut d'abord avoir une bonne histoire ensuite à l'intérieur on peut aménager des zones décoratives »

    C'est fou, comme à chaque réflexion, on sent combien le producteur de Nos amis les humains, sent la littérature. C'est instinctif, il sait qu'on n'a pas besoin d'avoir lu tout Zola ou La Comédie Humaine pour comprendre que la description, en littérature, n'est là que pour « faire joli ». On ne peut que lui donner raison : quoi de plus ressemblant, en effet, que les descriptions de Balzac et les stickers de Valérie Damidot ?

    D'ailleurs, Werber a la réponse à cette question que l'on se pose depuis des siècles : qu'est-ce que la littérature ? Il nous livre dans cet interview une conception révolutionnaire et particulièrement éclairante de celle-ci.

    La littérature, ce n'est pas, contrairement à ce que disait Pierre Jourde « des mots qui ne se satisfont pas de n'être que des mots. Ou plus exactement, un usage des mots tel qu'il manifeste l'insatisfaction du langage »(La littérature sans estomac).

    Pas du tout, la littérature, pour Werber, sert à apprendre deux ou trois choses qui nous permettront de briller en société et d'agrémenter la conversation, lorsque la maîtresse de maison apportera le gigot. « si après avoir lu un livre un lecteur sait quelque chose qui lui permettra de nourrir les conversations ou les dîner (sans S ), c'est quand même un intérêt de la lecture ».

    Enfin, ne vous arrêtez ni à l'orthographe, ni à la syntaxe, l'éditeur se chargera de tout. Certes, l'ami Bernard a laissé quelques fautes sur son site (« d'anecdotes vrais, « on a pas besoin de talent », « vraissemblale », « mais le plus on se frottera au réel, le plus on découvrira de choses », «  grands écrivains de cours », « les dîner » etc...) mais ça ne l'empêche en rien d'être l'un des plus grands auteurs de tous les temps.

    Partir en laissant des traces

    Le saint Bernard nous laisse un dernier conseil d'une rare sagesse. L'important, c'est surtout de suivre l'immortalité à la trace, n'oublions pas que c'est le temps qui jugera la valeur de notre œuvre.

    « Victor Hugo se vantait d'être un auteur populaire, de même que (« qu' » aurait mieux convenu) Alexandre Dumas, Jules Verne et Flaubert. […] Tous les auteurs "non populaire" (il aurait presque pu ajouter un « s ») qui vivaient à la même époque ont été oubliés, qu'ils soient grands poètes, grands académiciens, grands écrivains de cours (il fait sans doute référence aux cours de gym, fameux à l'époque) ou de salon. L'histoire les a balayés [...] De même que tous les auteurs maudits qui revendiquaient comme un titre le fait de n'être compris que par un public restreint on (sans T) en effet été effacés. »

    C'est sans doute un bien, effectivement, pour l'humanité, qu'on n'ait plus jamais entendu parler de Baudelaire, de Rimbaud, de Lautréamont, de Verlaine, ou de Mallarmé car qu'ont-ils apporté à la littérature sinon, comme le dit si bien Werber, des « jolies tournures de phrases » qui n'étaient que des « effets de manches » ?

    « Avant de rentrer dans la littérature, mon rêve était de passer à la télé, de faire des émissions littéraires pour authentifier mon statut d'écrivain. A présent, mon rêve est réalisé. » dit encore Werber. Et que dire du nôtre ? Voir Bernard dans le poste parler en termes aussi choisis, de littérature, c'est encore plus grisant que de lire du Dostoïevski.

    Qu'il ait réalisé son rêve, Werber, c'est en tout cas la preuve qu'il est éclairé.

    Bref, l'important pour être le « Best », c'est l'air que vous vous donnez.

    Tutoriel

    Pour aller au bout de notre démarche d'aide aux écrivains en herbe, pour reprendre les mots de Werber, nous avons choisi de sélectionner une ou deux caractéristiques de ces grand auteurs (la répétition et l'utilisation de la ponctuation pour Angot, les comparaisons sobres de Nothomb et les effets de suspense chers à Werber) et de les additionner. Le résultat est stupéfiant. Voici ce que pourrait donner un incipit de roman Werberangonothombien.

    Huit heures du matin.

    Je sors. Prends le métro. M'assois. Regarde par la fenêtre. Des stations, des stations, des stations.

    Des stations. Des stations. Toujours des stations. Encore des stations. Et encore. Encore. Et toujours. Toujours. Des tunnels. Des tunnels des tunnels. Des tunnels et des stations. Des stations et des tunnels. Il fait noir comme du chocolat noir. Une femme brune me fait face. Elle est belle. Mais elle a un air étrange à la fois.

    Elle porte un short aux couleurs du Brésil. Je me demande pourquoi. Il me semble que ce n'est pas la première fois que je la croise.

    Elle me regarde. Je la regarde. Nous nous regardons. Je la regarde. Elle me regarde.

    C'est intense comme le Lindt noir intense. Quand j'en mange, je ne peux plus m'arrêter. Je ne m'arrête que quand mon ventre explose comme une explosion.

    Il ne reste que quelques stations avant le terminus. C'est là que je descends. J'espère qu'elle ne va pas descendre avant. Pour que je la voie encore. Je n'ai pas envie. Que ça s'arrête. Que ça stoppe. Que ça s'arrête là. Qu'on n'en entende plus parler. Que ce soit la fin. Déjà. Avant même le début.

    Plus que trois stations. Je remarque qu'elle a les jambes assez poilues. Sans doute ne s'épile-t-elle pas. Plus que deux. Elle se lève. Elle est grande et a l'air assez musclé. J'ai envie de la suivre. De rester derrière elle. De marcher à sa suite. Comme un chien qui suit quelqu'un. De courir dans les rues. Comme un enfant qui court dans la rue.

    Le métro s'arrête. Vais-je y aller ?

     

     

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  • Commentaires

    2
    Mardi 11 Novembre 2014 à 23:19

    Merci beaucoup Véronique, c'est tout ce que je recherche.

    1
    Véronique Duboeuf
    Mardi 11 Novembre 2014 à 20:14

    Génial! Cela faisait longtemps que je n'avais pas lu quelque chose qui me fasse rire aux larmes! Bravo!

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