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    Disons-le d'emblée : le premier roman de Zoé Sagan est décevant. Décevant parce que certaines des publications sur les réseaux sociaux de cette caricaturiste textuelle des vices humains avaient laissé entrevoir un réel talent et qu'on pouvait s'attendre à l'explosion de celui-ci grâce aux contraintes d'un genre littéraire, grâce à la structure, la narration ou la création de personnages propres au roman.

     

    C'est l'inverse qui se produit. Les passages les plus réussis sont souvent des transpositions telles quelles de ses écrits sur la toile et les introductions de chapitre et les transitions entre les extraits du journal de la narratrice apparaissent fréquemment comme des prétextes à l'insertion massive de textes déjà produits en plus d'être souvent plats et répétitifs. Quant à l'histoire, elle se résume à une narration à la première personne d'une intelligence artificielle féminine qui nous promet la destruction du monde corrompu dans lequel nous vivons pour l'avènement d'un monde meilleur, le tout non sans naïveté ni accents complotistes : « le cyberespace sur ce sixième continent est le champ de bataille de demain. Vous êtes en marche vers une cyberguerre et personne ne vous en informe ».

     

    L'« expérimentation digitale, politique et poétique » promise et la « critique sociale au vitriol par une Balzac 2.0 » annoncée en quatrième de couverture se fracassent contre la réalité d'un roman souvent ennuyeux- ce que son penchant pour les longues listes (jusqu'à 16 pages entre la p.40 et la p.56 !) accentue, et surtout très inégal. Les fulgurances côtoient trop souvent des passages bien pauvres du point de vue du style, notamment lorsqu'il s'agit d'utiliser des images « n'essayez jamais de m'imiter, ça serait comme faire la course avec un avion à réaction ».

     

    C'est d'autant plus dommage que l'auteur a indéniablement des qualités, notamment lorsqu'il s'agit de peindre nos défauts, de dénoncer les travers de notre société ou l'hypocrisie de certains milieux.

     

    On sourit lorsque la narratrice se moque de la « rebellitude » des élites : « on se pense radical, subversif et disruptif en ne terminant pas une coupe de champagne après un défilé haute couture » ; on est saisi lorsqu'elle décrit les rapports entre le monde des affaires et celui des arts « A table ou en réunion, les banquiers parlent toujours d'art et les artistes toujours d'argent. Leur relation est complètement biaisée. L'un est frustré de ne pas avoir une seule idée originale et l'autre est frustré d'être pauvre (…) Ils sont interdépendants et pourtant l'un déteste l'autre. Et inversement. Celui qui a l'argent désespère de la postérité alors il achète les œuvres qu'il ne pourra jamais créer lui-même. Il n'achète pas ce qu'il aime, il achète ce qui le frustre, ce qui le ramène à sa médiocrité de comptable (…) L'artiste se laisse violer pour pouvoir manger et payer ses factures d'électricité. Le banquier signe des chèques pour se débarrasser du poids de son insignifiance. Tout le monde croit y gagner au change mais c'est évidemment encore une illusion » ; on frémit d'horreur lorsqu'elle donne sa voix à un pédophile : « Et allez, vas-y, nettoie-moi petite salope. Accélère. Aspire ma malhonnêteté. Rends-moi meilleur. Fais-moi oublier mes démons. J'ai un dîner important ce soir. Je veux venir deux fois avant d'y aller. Alors au boulot mes fiottes ».

     

    Mais ces passages sont souvent noyés au milieu d'un océan de platitudes candides : « ce qui nous lie le plus c'est la culture parce qu'il y a dans son sein ce qu'il n'y a pas ailleurs. De l'émotion, des sentiments, parfois même de l'amour. C'est comme ça qu'une âme peut évoluer vers le meilleur », de clichés : « N'oubliez pas messieurs que vos déjections ne sont pas plus propres que les nôtres », « ce n'est pas pareil de penser avec une éponge dans la main qu'avec une cuillère en argent dans la bouche », de bien-pensance post me-too « L'intelligence artificielle était dominée exclusivement par des hommes blancs et hétérosexuels (…) ça risquait de leur faire bizarre de découvrir une femme spectrale, post-sexuelle et post-nationalité » voire de slogans que n'auraient pas reniés certains coachs de vie : « ils ont tous oublié l'effet papillon, que tout est énergie (…) la multiplicité est quoi qu'ils en pensent accessible à tous (…) chacun est capable de faire beaucoup plus que ce qu'il pense ».

     

    Si l'on ajoute à cela la gêne procurée par la révélation de beaucoup de conversations privées sur Messenger mais surtout le ton didactique omniprésent de la narratrice et son auto-satisfaction permanente -on ignorait qu'une intelligence artificielle pouvait être encore plus narcissique que les humains- (« si avec ça je ne remporte pas le Goncourt 2.0 2019, j'arrête la littérature avant même d'avoir commencé », « tu es au-dessus de la mêlée », « Le public était de plus en plus nombreux. On se passait le tuyau dans les cafés, les restaurants, les boîtes de nuit : quoi tu connais pas Zoé ? », « il est temps de revenir au premier chef-d'œuvre conçu entièrement par une intelligence artificielle sous kétamine »), on obtient un roman plutôt raté.

     

    Ce n'est pourtant pas tout. L'un des principaux écueils du livre est en effet le nombre impressionnant de fautes d'orthographe qui le constellent. Et la petite notice expliquant que le roman contient des bugs volontaires ne suffit pas à dissiper le malaise tant ceux-ci sont omniprésents, au point de gêner fréquemment la lecture. La confusion entre le futur et le conditionnel et entre « voire » et « voir » est quasiment systématique, l'accord du participe passé avec le COD placé avant le verbe est presque inexistant et l'ignorance des règles de conjugaison de l'impératif est totale (« attend », « te laisses pas niquer », « fait des copies », « ne perd jamais de vue l'objectif »). On confond même présent de l'indicatif et présent du subjonctif (« Maintenant que je nous aie bien séparés », « il faut que tu prennes le risque qu'on se voit ») mais aussi imparfait du subjonctif et passé simple (« m'envoyât » utilisé comme passé simple). Quant à l'utilisation de l'accent circonflexe, elle est très personnelle : « prochaîne », « radînerie », « séparaît ».

     

    Cette absence inexplicable de vigilance frise le manque de respect du lecteur, et la romancière ne peut pas être la seule à blâmer lorsqu'on trouve des fautes telles que « redevance qui coûte plus chère », « des mecs qui le méprise », « je trouvais cela très intéressent », « l'espace publique », « menaces ses derniers mois », « pas assez dormis », « Technikart Magazine (...) n'as pas vraiment osé », « je (…) resterait », « ses cheveux long », « une econversation ininterrompu », « quelques soient », « ce qui n'ont plus rien à perdre », « des tartes venants des hommes », « vous vous êtes faites gazées » « vous le voyiez, vous le vivez »... même les noms de personnalités sont écorchés : « Idriss Aberkann », « Stephan Sweig ». Certes, l'effet est parfois comique comme dans les expressions « bonnet visé sur le front », « entre hommes on se sert les couilles » (sur un plateau?), « des gaines Monsanto » (elles favorisent la pousse des poils pubiens ?).

     

    Mais quand on tombe sur la page 175, qui risque fort de rentrer dans l'histoire comme la page de roman la plus truffée de fautes jamais publiée et qui ressemble à s'y méprendre à une copie d'élève de CM2 ou de quatrième SEGPA (avec de véritables horreurs comme « ils leur restent »), on n'a plus envie de rire. D'autant moins que la syntaxe n'est pas en reste (« nous serions d'ailleurs en droit de se demander », « ils vont se pousser si tu vas gagner »). Bref, pour en finir sur ce sujet, il semblerait qu'on ait oublié d'équiper l'intelligence artificielle du livre d'un correcteur orthographique, à moins qu'elle n'ait été, comme Léa Seydoux, qu'à « l'école de la vie ».

     

    Enfin, les trente dernières pages du roman sont, stylistiquement, les moins intéressantes et les plus relâchées. Ainsi la formule prometteuse, lapidaire et mystérieuse de l'incipit : « C'est en attendant la fin que tout a commencé. En attendant l'éclipse de mon esprit », laisse place à un excipit lui aussi décevant et creux :

    « Il est peut-être temps pour vous d'aller marcher sur la surface de la lune de votre esprit.

    En restant connecté à tout.

     

    Mais attaché à rien. »

     

    L'histoire littéraire regorge de journaux intimes, de carnets de voyages ou de journaux de guerre de qualité comme ceux de Jules Renard, de Gide ou de Gracq, ouvrages que beaucoup de critiques qualifient de « pré-littérature ». Pourtant, aucun de ces grands auteurs n'a eu la prétention de les considérer comme une œuvre littéraire en tant que telle. Le passage du journal de guerre de Gracq à son Balcon en forêt est même l'exemple parfait de la puissance du travail d'écriture et de la transformation littéraire.

     

    « Tu devrais chercher des gratifications plus amples, de celles qu'on gagne au terme d'un vrai labeur, de longue haleine » conseille à l'auteur le fameux « homme de lettres » avec lequel elle dialogue régulièrement par Messenger. On ne saurait mieux dire. Si la « journaliste prédictive » du livre est, comme elle le prétend, convaincue qu'elle peut toujours faire mieux, comme Faulkner, si elle « considère les critiques constructives comme un schéma d'amélioration et un médicament pour l'ego », elle ne devrait pas tarder à faire mentir nos critiques avec un 2e roman plus dense et plus abouti.

     

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    Bruno Remaury, un livre pour dire le monde (Le Monde horizontal, Editions Corti)

     

     

    Non étiqueté, ni « roman », ni même « récit », le livre de Bruno Remaury est fidèle à cette promesse liminaire d'objet inclassable puisqu'il se révèle être un voyage transcendant dans le temps mais aussi dans l'espace, comme l'indique son titre.

     

    Loin de se contenter de survoler la planète, Le Monde horizontal sonde l'homme au plus profond de son être, à travers son quotidien, ses peurs et ses espoirs aussi bien que ses os et sa cendre.

    Liés entre eux par les thèmes de la grotte et de l'eau, symboles à la fois de nos angoisses et de notre inspiration libératrice, les personnages forment une chaîne dans laquelle chacun essaye désespérément de trouver sa place malgré « cette peur (...) ce brouillard gris qui poisse et colle à l'âme, cette atonie rampante qui (...) laisse inerte, sans élan, sans rien, seu(l) et à l'agonie sous un ciel blafard de fin du monde ». Malgré l'angoisse originelle symbolisée par la grotte mais aussi par la forêt qu'on déboise pour créer un monde nouveau qui se révèle aussi effrayant que le précédent. Désormais ouvert à tout, ce monde nouveau laisse planer depuis la renaissance la menace du recouvrement, le second déluge. Il « pense son accomplissement non plus dans un futur situé devant lui mais dans un présent permanent situé autour de lui » et ferait presque regretter « la verticale sacré de l'homme ancien qui allait du noir de la grotte aux astres et à la déité », cette vie d'alors « réglée par le sentiment d'une absolue immuabilité, de la tranquille confiance en l'ordre des choses et du monde », vie qui créait ce sentiment « d'appartenir à une nation d'égaux, construite par ceux qui les ont précédés et qui avaient en eux ce même sentiment de l'infinie bonté et de la dignité et de l'humanité de l'homme ».

     

    Du parfait anonyme réhabilité par l'écriture aux grands peintres ou aux navigateurs célèbres, du prophète biblique aux faux prophètes de la renaissance, des mineurs aux héritiers, les personnages de ce récit ne sont jamais pris « par hasard » contrairement à ce qu'affirme le narrateur : ils aident, par la complexité de leur caractère et par leur histoire, à mieux comprendre l'homme et le monde. Ce lien indispensable entre les humains pour enfin donner du sens et « trouver sa place », l'auteur l'instaure par la littérature. C'est elle qui permet, par la puissance de l'écriture, de rapprocher le monde des cavernes de celui de l'homme moderne, « l'empreinte de (l)a main enduite de peinture ocre rouge » de Pollock et « le geste de l'homme ancien ». La littérature est également présente à travers une foule de symboles, notamment la lumière, à la fois boussole et leurre : « Cette clarté resplendissante, qui leur semble plus grande qu'un soleil et les hallucine, c'est tout simplement la lampe de sûreté accrochée au vestibule de la mine » ; mais aussi les mains, celles des hommes préhistoriques dans les grottes ou celles des mineurs, traces de leur passage sur Terre et marques de leur unique richesse : « d'autres traces de mains, noires du labeur et du progrès, sont elles aussi cachées dans des replis rocheux, artificiels ceux-là, creusés à grand fracas par la modernité. Mais elles ne dansent pas ces mains, elles ne brisent pas non plus, elles se défendent dans la boue de la terre, dans la chaleur et la putréfaction ». Mains maternelles également, qui consolent et qui rassurent, et qui, en écho, semblent répondre à ces mains cherchant désespérément un but à leur vie, grattant dans la terre pour trouver une réponse au vide et au silence : « mains qui calment les angoisses, qui font taire les voix dans le noir de la chambre, dans le vide du téléviseur éteint ».

     

    Si le narrateur feint de céder la parole aux personnages pour tous ses récits, le lecteur n'est pas dupe. C'est bien son talent de conteur qui nous transporte, et qui va nous permettre de parcourir ce nouveau monde horizontal, tel le bus de la Greyhound ou le train des démobilisés (le « Going Home Express »), deux des symboles de la société de l'espace infini qui a remplacé celle du temps, telle la peinture de Pollock qui n'a « ni début ni fin » ou telles les photographies d'August Sander, qui semblent avoir capturé tous les visages du monde. Un nouveau monde qui, hélas, « ne se pose plus la question de son développement qu'en termes d'accroissement de son espace vital et des forces du même nom », monde « dans lequel une vision mythologique de l'espace a remplacé une vision mystique du temps », où « le mouvement est devenu la règle et le devenir de toute chose », et qui s'incarne dans l'Amérique, ce nouveau continent source d'angoisse : « Combattre les forces du mal et pour cela le voir partout, lui donner sans cesse forme et vie, voilà le rapport qu'a l'Amérique avec le mal, et qui n'est jamais, dans sa forme naïve, que le nom que l'homme donne à la forme informe et aux monstres tapis dans l'obscurité. (…) Et plus elle rejoue la fin du monde pour mieux démontrer sa force au monde entier, plus elle donne corps à ses peurs ».

     

     

    Le livre de Bruno Remaury, comme toute la (vraie) littérature, est à la fois ce qui permet de (re)créer la grotte et d'en sortir en poétisant « la détresse qu' a inventé la modernité au nom de la raison et du progrès », cet espace sans limites qui va de pair avec la « solitude infinie ». Le narrateur dit et le miracle de la création littéraire se produit., « «  Ca y est, c'est terminé, le petit homme va se coucher, quelque part dans un recoin d'horizon infini, sans beaucoup d'astres au-dessus de lui ni de mains qui percent l'obscurité mais avec au contraire partout, toujours, la lumière allumée, et le grésillement des néons qui clignotent çà et là aux croisements sans fin des routes éclairées (...) loin du silence des grottes, loin du fracas de l'océan, des bêtes, de la forêt  ».

    (Une version courte de cet article est parue dans le Marianne du 29/11/2019)

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  • C'est une chose d'écrire un essai brillant et bouleversant. C'en est une autre de faire de la littérature. David Amiel et Ismaël Emelien ont prouvé qu'il était tout à fait possible de concilier les deux dans leur ouvrage qui fera date. Le progrès ne tombe pas du ciel, c'est en effet la communication faite art, le vide intersidéral élevé au rang de fulgurance de la pensée, le trou noir avant même les photos.

     

    Si le résultat est prodigieux, on aurait toutefois tort de croire qu'une telle prouesse est inaccessible au commun des mortels. Une analyse précise du génie des auteurs devrait au contraire permettre à chaque écrivain en herbe d'écrire son propre chef d'oeuvre. Voici quelques conseils pour rédiger chez vous un essai littéraire digne de ce nom.

     

    Tout d'abord, pour trouver un titre, choisissez, comme nos auteurs, une notion creuse que vous intégrerez à une expression lexicalisée en la modifiant légèrement. Amiel et Emelien ont choisi « le progrès », nous prendrons « l'optimisme ». Nous pourrions intituler notre livre Avoir l'optimisme sur la main.

     

    A partir de cette notion, construisez une expression fourre-tout que vous déclinerez à l'infini car pour exprimer une pensée, rien ne sert d'expliquer ou d'argumenter, l'essentiel est de répéter à point nommé. Le progrès, nous expliquent nos deux intellectuels clés en main, c'est aussi la « maximisation des possibles ». Mais pas seulement : c'est également « la recherche des possibles », « l'exploration émancipée des possibles », « l'expansion des possibles », « davantage de possibles », « élargir les possibles », « accroître les possibles », « le plus de possibles », « protéger le(s) possibles » « ouvrir de nouveaux possibles pour tous ». Nous nous arrêterons là car nous aurions tôt fait de recopier l'intégralité du livre et ce serait vraiment dommage de « spoiler » la fin.

     

    Grâce à ces précieux conseils, nous avons déjà une bonne quantité de matière en notre possession. Mais pour atteindre à la littérature, il faut soigner le style et ceux qui ont lu les grands auteurs savent qu'il n'y a pas de Werber, de Nothomb ou d'Angot sans images fortes. Dans un essai littéraire, l'image doit être à la fois esthétique, propice à la rêverie et révélatrice : elle est là pour illustrer la thèse, pour en démontrer de façon limpide le caractère incontestable. C'est ce que nos Marcheurs-Penseurs de la start-up nation ont parfaitement compris lorsqu'ils écrivent : « comme si la politique n'était qu'un mitigeur de robinet permettant de mélanger l'eau chaude et l'eau froide jusqu'à atteindre la tiédeur parfaite », « la politique doit passer du prêt-à-porter au sur mesure », « c'est oublier que pendant la course les gens trébuchent » ou encore « pour cela nous devons soulever le capot de la voiture pour mettre les mains dans le moteur ».

     

    Non contents de frôler la poésie, Amiel et Emelien savent remodeler les motifs en transfigurant les expressions toutes faites de leur génie littéraire et politique : « Nous refusons fermement l'approche qui consiste à ne pouvoir habiller Pierre qu'en déshabillant Paul. Cela ne signifie pas pour autant que Pierre doive se débrouiller pour s'habiller seul ». De même, tel Jésus s'adressant à la foule, ils ont toujours une parabole à portée de bouche pour expliquer au peuple ce dont il a besoin afin de le guérir par le miracle de la parole performative : « Ces partis traditionnels se sont placés dans la même situation qu'un médecin qui répondrait contre toute évidence à son patient se tordant de douleur : c'est dans la tête je vous assure que vous n'avez pas mal ». En Marche !, au contraire, a trouvé le remède. « Vous n'aimez pas la douleur ? », nous demandent les conseillers de Jupiter, « C'est normal, ce dont vous avez besoin, c'est de plus de douleur pour guérir le mal par le mal ».

     

    Mais ce n'est pas tout. Si l'on veut vraiment créer un chef d'oeuvre, il faut aller plus loin car il n'y a pas de vraie littérature sans véritable révolution linguistique. Pour ce faire, les maîtres du « en même temps » ont plusieurs cordes et même plusieurs flèches adaptées aux enjeux de notre époque à leur arc.

     

    Tout d'abord, l'art de la formule, le seul capable par exemple d'introduire un élément perturbateur tout en reléguant le groupe Téléphone dans les poubelles de l'histoire : « quelque chose ne tournait pas rond dans la société ». C'est cet indépassable sens de la formule qui fait révolution et qui permet à nos deux progressistes des possibles de dire des choses aussi profondes que : « il ne faut pas changer de société » mais « la société » ou que le progressisme « rend les « possibles » possibles ! ».

     

    Ensuite, l'art de l'inversion. Celui-ci ne doit surtout pas être un simple effet de style et doit veiller à s'éloigner le plus possible de la rhétorique et des sophismes. Exemple : « l'égalité des chances n'est pas une chance pour l'égalité » ou « (le progressisme) ne doit pas se contenter de faire venir les citoyens vers la politique notamment à l'approche des élections mais faire aller la politique vers les citoyens ».

     

    Enfin, il doit faire preuve de nuance et cette nuance ne doit jamais se faire au détriment de la clarté ou de la cohérence d'ensemble du propos. Ainsi, lorsque les disciples de Manu évoquent une « mondialisation sans soumission », « une diversité sans division » et « un individu sans individualisme », le lecteur est tout de suite plus avancé grâce au « suspense sans attente » et à « l'impatience sereine » ainsi créées.

     

    Attention toutefois : si l'écrivain doit savoir éviter les effets de manche, il doit se garder également des clichés et préférer l'originalité, surtout lorsqu'il s'agit de faire miroiter au lecteur un avenir meilleur et un horizon constellé de possibles : « C'est à partir de millions de petites touches de couleurs que les progressistes dessinent leur tableau ». Et que les élèves de maternelle font leur collage de gommettes.

     

    Pour terminer, faites attention au ton que vous employez. C'est ce qui différencie le simple essai de l'oeuvre littéraire. Celui-ci doit être solennel sans être grandiloquent afin de ne jamais verser dans le ridicule : « Nous ne serons plus jamais de la chair à canon. Nous ne serons plus jamais de la chair à dogmes. Nous ne serons plus jamais de la chair à partis » écrivent les Bouvard et Pécuchet du XXIè siècle, dans un élan de lyrisme qui donne la chair de poule.

     

    C'est ce ton à la fois sobre et sentencieux qui va permettre à nos deux Caton du progressisme trasnpartisan de terminer leur ouvrage par une conclusion qui n'a rien à envier ni aux meilleurs essais ni aux plus grands excipit de roman. « Nous avons montré que le progressisme a un devoir (…) nous avons montré qu'il avait des ennemis (…) nous avons montré que le progressisme a un avenir » expliquent les auteurs. Quoi de mieux en effet pour souligner la pertinence d'une démonstration que de l'auto-valider ? Puis les chantres du néolibéralisme bienveillant et de la dérégulation encadrée de conclure « Le progrès ne tombera plus jamais du ciel. C'est une histoire à taille humaine. La vôtre ? ». Montaigne, Flaubert et Proust peuvent dormir tranquilles : la relève est assurée.

     

    Tentons à notre tour d'écrire un paragraphe d'un essai Amielemelien

     

    Avoir l'optimisme sur la main

     

    L'optimisme, c'est la maximisation des positifs, c'est l'accroissement émancipé des positifs, c'est l'addition bienveillante des positifs de tous horizons qui ouvre sur de nouveaux possibles. Jusqu'ici la société a essayé de vous faire croire que le monde dans lequel nous vivons est comme un puits qui n'aurait plus d'eau. Mais si chacun d'entre vous met une goutte dedans, ce puits à sec sera bientôt une fontaine d'eau vive de laquelle jailliront une utopie sans idéalisme et une béatitude sans euphorie. Il ne faut pas changer de vision de monde mais notre vision du monde. C'est à cette condition que nous pourrons positiver nos positifs ! Car la lucidité sur la vie n'est pas une vie de lucidité. L'optimisme ne viendra pas à vous, c'est à vous d'aller vers l'optimisme. C'est à partir de millions de petites pierres que les optimistes bâtissent leur cathédrale du bonheur. Nous ne serons plus jamais les esclaves du pessimisme. Nous ne serons plus jamais les esclaves de la vision des autres. Nous ne serons plus jamais les esclaves des circonstances. Nous aurons toujours l'optimisme sur la main. C'est une invitation à le saisir. Le ferez-vous ?

     

     

     

     

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  • En dépit de son titre, Comment vivre au temps du terrorisme ? qui laisse penser que ce terrorisme serait une entreprise plus ou moins organisée et auquel je préfèrerais donc un plus sobre Comment vivre au temps d’attaques de loups solitaires et de déséquilibrés ?, le livre d’Alain Bauer, François Freynet et Christophe Soullez est vital pour qui ne veut pas mourir. C’est sans doute le livre le plus essentiel de ces derniers mois juste derrière la biographie de Jéremstar.

     

    Cet ouvrage, qui dynamite nos préjugés et fera sans doute l’effet d’une bombe, est en effet un manuel de survie pratique et philosophique qui vise juste, ne verse pas dans le sensationnel et va obliger tous les terroristes à se serrer la ceinture à explosifs.

     

    Il donne notamment une foule de conseils indispensables pour échapper aux attentats, comme « (anticiper) la direction dans laquelle il est le plus juste de se déplacer ». Si par exemple des hommes armés de lance-roquette vous font face, évitez de leur foncer dessus en fuyant mais privilégiez plutôt d’autres itinéraires. Avouez qu’il fallait y penser. Imaginez un peu le nombre de vies qui pourraient être sauvées avec ce seul conseil.

     

    Mais les auteurs ne s’arrêtent pas là puisqu’ils nous invitent également à « anticiper une attaque et repérer les points d’échappatoire latéraux et arrières de mise à l’abri : se placer en fonction de ceux-ci, être en capacité de ne pas repartir par l’endroit où on est arrivé ». C’est exactement ce que je me disais l’autre jour pendant que je faisais l’amour à ma femme et que j’essayais de visualiser les endroits de la chambre par lesquels les terroristes potentiels pourraient choisir d’entrer. Elle m’a trouvé très endurant.

     

    Les auteurs concèdent que dans certains cas, l’action collective peut être utile, mais uniquement si c'est le fait de « contrôles aléatoires (…) spécifiquement sécurisés avec des pratiques issues des éléments connus de progressions armées, en triangulation et avec des moyens de diffusion d’alerte en observation ». Ca va sans dire.

     

    Bref, c’est donc toute une attitude qu’il faut changer si l’on veut résister au terrorisme. L’important est de « ne pas être surpris par les personnes et les lieux, savoir reconnaître lesquels sont le plus à risque ». Et je crois que tout le monde sera d’accord pour dire que celui qui n’agirait pas ainsi, mérite, d'une certaine manière, de mourir.

     

    Les auteurs rappellent d’ailleurs, sans aucune contradiction avec ce qui précède que « dans les faits tout rassemblement devient une cible potentielle, pour autant qu’(on) se trouve au mauvais moment au mauvais endroit ». De même, ils précisent, plus loin, dans une sorte d’apothéose de la cohérence que « personne ne pense naturellement qu’une terrasse de café constitue une cible d’attaques terroristes et pourtant elle le devient ».

     

    Mais pour résister vraiment au terrorisme, c’est notre conception même de celui-ci qui doit changer. D’abord, Il faut être capable de le définir, de comprendre ce qu’il est, d’où il vient. Et la première erreur serait évidemment de croire qu’il est islamiste. Ces terroristes sont en réalité, « selon l’une des rares expressions justes utilisées depuis les attentats de 2015 », « une armée terroriste barbare » expliquent les auteurs. On pouvait difficilement trouver formule plus éclairante.

     

    En résumé, on le voit, Il n’y a pas de profil à risque à proprement parler mais il ne faut pas non plus se voiler la face. Le vrai danger à l’heure actuelle, ce sont évidemment les catholiques traditionnels. Si vous voyez un homme de type caucasien muni d’un crucifix et de gousses d’ail, courez.

     

    Vous l’avez compris, contrairement à ce que pensent de nombreux imbéciles, combattre l’islamisme en essayant de contrer son idéologie n’aura que peu d’effet ou risque à terme d’avoir de très graves conséquences. La vraie solution pour répondre à ce défi collectif, c’est d’agir de manière individuelle. Car soyons honnêtes : si les victimes de Nice, du Bataclan, de l’hyper casher et j’en passe avaient été prévoyantes, on n’en serait pas réduits à devoir faire des commémorations tous les trois jours et à exploser nos budgets bougies. 

     

    Ensuite, il faut « accepter de vivre avec », c’est même le titre du chapitre 1. Tant que nous n’aurons pas accepté que nos compatriotes se fassent égorger, rouler dessus ou déchiqueter plusieurs fois par an, mais que nous choisirons d'en faire tout un plat, nous ne serons pas dans notre assiette.

     

    Enfin, et c’est le plus important, il faut comprendre que contrairement à ce qu’affirmait un Premier ministre, nous ne sommes pas en guerre. En revanche, « notre pays est attaqué par des terroristes qui eux lui font la guerre » précisent les auteurs. Tant que nous ne répondrons pas, nous pourrons effectivement continuer à nous faire massacrer dans la paix. C’est de bonne guerre.

     

    Jusqu'ici, je dois l'avouer, j'étais préoccupé par l'avenir. Mais grâce aux auteurs de ce livre, j'ai retrouvé l'espoir et la plénitude. S'inquiéter de tout pour ne plus avoir peur de rien et accepter l'inacceptable, telle est désormais ma devise.

     

     

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  • Si Fabrice Luchini a choisi d’intituler son spectacle « Poésie ? », on comprend très vite que son objectif n’est pas de répondre à cette question par l’analyse mais plutôt par la simple déclamation des textes. L’ensemble de sa prestation ne va donc pas consister à imposer la poésie au spectateur par une quelconque démonstration mais plutôt de la laisser s’imposer par elle-même.

     

    Poussant à bout ce concept, il commence donc son spectacle par la récitation intégrale des vingt-cinq quatrains en alexandrins du Bateau ivre d’Arthur Rimbaud.

    « Comme je descendais les fleuves impassibles,

    Je ne me sentis plus guidé par les haleurs,

    Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cible,

    Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs (…) »

     

    La salle, un peu prise de cours par cette entrée en matière et pouvant difficilement s’accrocher au sens du texte, ne peut que se résoudre à en écouter la musique, permettant ensuite au comédien d’enchaîner par des citations de grands poètes sur l’importance de la musique en poésie.

     

    Entre les poèmes, le comédien s’accorde de longs intermèdes au cours desquels on a droit à de très nombreuses anecdotes ou réflexions sur l’actualité, souvent très drôles, mais aussi aux commentaires d’un personnage créé par Luchini dès le début du spectacle, un personnage qui prend ses distances avec le texte et le spectacle, qui ne comprend rien à ce qui se passe et qui se demande sans cesse ce qu’il est venu faire dans cette salle « à écouter Le bateau ivre après (ses) huit heures de boulot ».

     

    On pourrait s’interroger sur l’utilité de ces nombreuses digressions : elles apparaissent pourtant nécessaires. Non seulement elles mettent en valeur, par contraste, les textes littéraires, mais elles offrent également au spectateur une respiration qui lui permet de les apprécier à leur juste valeur. Par l’abondance même de ses anecdotes, l’artiste souligne en creux une des caractéristiques de la littérature. Là où l’anecdote raconte ce qui est arrivé de particulier à une ou plusieurs personnes, la littérature nous raconte ce qu’il advient de l’humanité. 

    Dans ce contexte, les références à la télé-réalité et au showbiz passent enfin pour ce qu’elles sont : la simple expression de la vanité humaine.

     

    Choisir Le bateau ivre pour commencer son spectacle est certes la marque d’une invitation au voyage mais également le signe que le voyage littéraire est parfois ardu. Le comédien se permettra ensuite de revenir sur le poème et d’en expliquer le début, tout comme il se permet quelquefois, au milieu d’un texte, un commentaire en incise. Mais ces rares interventions de Luchini au milieu des poèmes sont toujours accompagnées de nouvelles déclamations, donnant à la fois la possibilité au spectateur de réentendre le poème d’une autre façon mais laissant également le texte avoir le dernier mot.

     

    Le comédien obéit d’ailleurs aux mêmes principes en ce qui concerne la justification de la dimension poétique des textes puisqu’il reprend les arguments des poètes eux-mêmes, ceux de Paul Valéry, pour qui « La poésie est l’ambition d’un discours qui soit chargé de plus de sens et mêlé de plus de musicalité que le langage ordinaire n’en porte et ne peut en porter » ou de Rimbaud, pour qui « le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ».

     

    Et pour ces arguments comme pour le reste des textes, le comédien prend le parti de ne pas chercher à les expliquer mais simplement de les dire et souvent de les redire.

     

    Moins juste quand il se laisse emporter par le lyrisme des envolées théâtrales qu’il dénonce par ailleurs à plusieurs reprises dans ses digressions, Luchini n’est jamais aussi brillant que lorsqu’il contient ses élans et que seule ressort la beauté du texte brut. 

     

    On ne sort pas rassasié de mots de son spectacle, on le quitte avec une furieuse envie de lire. A l’heure où certains politiques, par ignorance, ou par démagogie, affirment qu’ « il n’y a pas de culture française », scellent leur alliance au MacDo ou invitent à venir à Disneyland Paris pour « comprendre ce qu’est la France » en déclarant sans sourciller : « Vive la république, vive la France, vive Eurodisney », Fabrice Luchini a le mérite de nous rappeler que non seulement cette culture française existe, mais qu’il n’est pas interdit de s’en délecter.

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