• L'attraction terrassée

    Ce midi, j'ai déjeuné seul et en terrasse dans le 5e pour des raisons sur lesquelles je ne compte pas m'étendre car là n'est pas le plus important (Et de toute façon, je vous rappelle que je fais ce que je veux). Toujours est-il qu'en face de moi déjeunait une jeune femme d'environ vingt-cinq ans et un homme dont je préfère passer sous silence l'apparence physique, en partie parce que, comme le disait si bien Evelyne Thomas, c'est mon choix, mais surtout parce qu'il me tournait le dos.

     

    La jeune femme était fort jolie : des traits réguliers, une chevelure brune et soyeuse, des yeux foncés et un regard très expressif souligné par des sourcils noirs et bien dessinés qui s'accordaient parfaitement avec le léger hâle de sa peau. Mais là n'est pas le plus important.

     

    J'aurais pu vous dire que le ciel céruléen de ce début de mois de juillet donnait plus d'éclat à la scène et que le soleil inondait la place mais la vérité est qu'il faisait gris, comme depuis trois mois, et que seules les chiures d'étourneaux sur les voitures nous rappelaient que ce n'était pas l'automne.

     

    J'aurais pu vous dire que l'air de vacances qui flottait dans l'atmosphère emplissait mon cœur d'un mélange de gaieté insouciante et de curiosité inassouvie mais en réalité j'avais accumulé tellement de retard dans mon boulot et de soucis dans mon cerveau que je me serais volontiers pendu si je n'avais pas bêtement choisi une ceinture pour attacher mon pantalon au lieu d'une corde.

     

    J'aurais pu écrire : « Il la regarde. Elle le regarde. Ils se regardent. Il sourit. Elle sourit. Ils sourient » mais il y a déjà suffisamment de livres de Christine Angot sur le marché.

     

    J'aurais d'ailleurs pu commencer plein d'autres phrases par « j'aurais pu » mais, au risque de passer pour fataliste, j'estime que n'est pas Diderot qui veut. Et, quoi qu'il en soit, là n'est pas le plus important.

     

    Ce tête à tête qui me faisait face avait tout d'un rendez-vous galant. Les sourires étaient aussi marqués que convenus, la gêne, autant que l'excitation, était réelle, et il y avait dans les œillades de la jeune femme toute l'impatience du célibataire contrarié par les confinements successifs, impatience tempérée par une certaine assurance en l'avenir et par une foi inébranlable en sa beauté.

     

    Elle aurait pu être tout à coup happée par mon charme magnétique et ébranlée par la puissance de mon charisme qui s'était déjà répandu sur les tables alentour. Mais inexplicablement, il n'en a rien été. Et, fort heureusement, là n'est pas le plus important.

     

    L'homme aurait pu se muer en esthète et rendre hommage aux charmes qu'elle exhalait en lui susurrant la plus belle litote de la langue française tirée du cerveau du grand Charles :

    « J'aime, ô, pâle beauté, tes sourcils surbaissés

    D'où semblent couler des ténèbres,

    Tes, yeux, quoique très noirs, m'inspirent des pensers

    Qui ne sont pas du tout funèbres »

    Mais à une époque où l'on fait passer du Grand Corps Malade pour du Verlaine et du Vianney pour du Ronsard, il s'est très certainement contenté d'ânonner quelques banalités agrémentées de compliments attendus, le tout dans un langage truffé d'anglicismes d'entreprise du plus bel effet.

     

    A mesure que la discussion avançait, la femme a peu à peu changé d'attitude. Au départ, il ne s'est agi que de quelques moues dubitatives puis d'une certaine distance, distance qui s'est rapidement changée en froideur et en hostilité. Je ne saurai jamais ce qu'a dit l'homme, mais elle a semblé s'apercevoir peu à peu que même les discours de Jean Castex avaient, en comparaison, un fort potentiel érotique. A la fin du repas, elle semblait aussi heureuse que Julien Bayou dans une soirée d'anciens combattants ou qu'Aymeric Caron dans une boucherie chevaline.

     

    Je suis parti avant le dénouement en me disant qu'après tout les déceptions ne sont pas rares en amour et que certains s'en accommodent même très bien. Baudelaire ne disait-il pas lui même :

     

    « Je sais qu'il est des yeux, des plus mélancoliques

    Qui ne recèlent point de secret précieux ;

    Beaux écrins sans joyaux, médaillons sans reliques

    Plus vides, plus profonds que vous-mêmes, ô Cieux !

     

    Mais ne suffit-il pas que tu sois l'apparence

    Pour réjouir un cœur qui fuit la vérité ?

    Qu'importe ta bêtise ou ton indifférence ?

    Masque ou décor, salut ! J'adore ta beauté. » ?

     

    Mais là n'est pas le plus important.

     

    Le plus important, c'est le temps qu'elle a mis à se rendre compte de l'évidence, la ténacité avec laquelle est elle s'est accrochée à sa première impression, cherchant ensuite à la ressusciter par tous les moyens.

     

    Ce qui m'a semblé instructif, c'est la puissance de nos projections, la facilité avec laquelle nous modelons les autres à notre image quand cela nous arrange.

     

    Que ce soit pour leur prêter des qualités qu'ils n'ont pas ou pour les affubler de défauts qui sont bien souvent les nôtres.

     

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  • Commentaires

    7
    gilbert reinisch
    Lundi 12 Septembre 2022 à 13:03

    Qu'en des termes galants ces choses-là sont dites... Bravo: j'aime beaucoup. Mais surtout, j'ai aimé le dézingage de l'Augustin de la Brosse à Reluire! Depuis toujours, pour moi, la radio de France-Inter s'éteignait juste après 9h, quand Trapenard officiait et le traquenard commençait... Merci pour cette exécution en bonne, due et cependant inoffensive forme!

    6
    Phil
    Mardi 29 Mars 2022 à 17:40

    Je vous retrouve avec plaisir, tel que dans vos chroniques dans "Marianne"

      • Mardi 29 Mars 2022 à 20:05

        Merci beaucoup. Bienvenue à vous.

    5
    Miss K
    Mardi 8 Février 2022 à 19:31
    C est intelligent drôle et intéressant. Vous avez beaucoup de talent et j espère très sincèrement que vous nous le montrerez plus souvent. Miss K
      • Mercredi 9 Février 2022 à 11:44

        Merci, c'est ce genre de commentaire qui donne envie d'écrire davantage. Je vous promets donc d'essayer.

         

    4
    Drissi
    Vendredi 9 Juillet 2021 à 20:59
    Drissi
    Quel talent !
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