• Kétamine : un roman trop anesthésiant

     

    Disons-le d'emblée : le premier roman de Zoé Sagan est décevant. Décevant parce que certaines des publications sur les réseaux sociaux de cette caricaturiste textuelle des vices humains avaient laissé entrevoir un réel talent et qu'on pouvait s'attendre à l'explosion de celui-ci grâce aux contraintes d'un genre littéraire, grâce à la structure, la narration ou la création de personnages propres au roman.

     

    C'est l'inverse qui se produit. Les passages les plus réussis sont souvent des transpositions telles quelles de ses écrits sur la toile et les introductions de chapitre et les transitions entre les extraits du journal de la narratrice apparaissent fréquemment comme des prétextes à l'insertion massive de textes déjà produits en plus d'être souvent plats et répétitifs. Quant à l'histoire, elle se résume à une narration à la première personne d'une intelligence artificielle féminine qui nous promet la destruction du monde corrompu dans lequel nous vivons pour l'avènement d'un monde meilleur, le tout non sans naïveté ni accents complotistes : « le cyberespace sur ce sixième continent est le champ de bataille de demain. Vous êtes en marche vers une cyberguerre et personne ne vous en informe ».

     

    L'« expérimentation digitale, politique et poétique » promise et la « critique sociale au vitriol par une Balzac 2.0 » annoncée en quatrième de couverture se fracassent contre la réalité d'un roman souvent ennuyeux- ce que son penchant pour les longues listes (jusqu'à 16 pages entre la p.40 et la p.56 !) accentue, et surtout très inégal. Les fulgurances côtoient trop souvent des passages bien pauvres du point de vue du style, notamment lorsqu'il s'agit d'utiliser des images « n'essayez jamais de m'imiter, ça serait comme faire la course avec un avion à réaction ».

     

    C'est d'autant plus dommage que l'auteur a indéniablement des qualités, notamment lorsqu'il s'agit de peindre nos défauts, de dénoncer les travers de notre société ou l'hypocrisie de certains milieux.

     

    On sourit lorsque la narratrice se moque de la « rebellitude » des élites : « on se pense radical, subversif et disruptif en ne terminant pas une coupe de champagne après un défilé haute couture » ; on est saisi lorsqu'elle décrit les rapports entre le monde des affaires et celui des arts « A table ou en réunion, les banquiers parlent toujours d'art et les artistes toujours d'argent. Leur relation est complètement biaisée. L'un est frustré de ne pas avoir une seule idée originale et l'autre est frustré d'être pauvre (…) Ils sont interdépendants et pourtant l'un déteste l'autre. Et inversement. Celui qui a l'argent désespère de la postérité alors il achète les œuvres qu'il ne pourra jamais créer lui-même. Il n'achète pas ce qu'il aime, il achète ce qui le frustre, ce qui le ramène à sa médiocrité de comptable (…) L'artiste se laisse violer pour pouvoir manger et payer ses factures d'électricité. Le banquier signe des chèques pour se débarrasser du poids de son insignifiance. Tout le monde croit y gagner au change mais c'est évidemment encore une illusion » ; on frémit d'horreur lorsqu'elle donne sa voix à un pédophile : « Et allez, vas-y, nettoie-moi petite salope. Accélère. Aspire ma malhonnêteté. Rends-moi meilleur. Fais-moi oublier mes démons. J'ai un dîner important ce soir. Je veux venir deux fois avant d'y aller. Alors au boulot mes fiottes ».

     

    Mais ces passages sont souvent noyés au milieu d'un océan de platitudes candides : « ce qui nous lie le plus c'est la culture parce qu'il y a dans son sein ce qu'il n'y a pas ailleurs. De l'émotion, des sentiments, parfois même de l'amour. C'est comme ça qu'une âme peut évoluer vers le meilleur », de clichés : « N'oubliez pas messieurs que vos déjections ne sont pas plus propres que les nôtres », « ce n'est pas pareil de penser avec une éponge dans la main qu'avec une cuillère en argent dans la bouche », de bien-pensance post me-too « L'intelligence artificielle était dominée exclusivement par des hommes blancs et hétérosexuels (…) ça risquait de leur faire bizarre de découvrir une femme spectrale, post-sexuelle et post-nationalité » voire de slogans que n'auraient pas reniés certains coachs de vie : « ils ont tous oublié l'effet papillon, que tout est énergie (…) la multiplicité est quoi qu'ils en pensent accessible à tous (…) chacun est capable de faire beaucoup plus que ce qu'il pense ».

     

    Si l'on ajoute à cela la gêne procurée par la révélation de beaucoup de conversations privées sur Messenger mais surtout le ton didactique omniprésent de la narratrice et son auto-satisfaction permanente -on ignorait qu'une intelligence artificielle pouvait être encore plus narcissique que les humains- (« si avec ça je ne remporte pas le Goncourt 2.0 2019, j'arrête la littérature avant même d'avoir commencé », « tu es au-dessus de la mêlée », « Le public était de plus en plus nombreux. On se passait le tuyau dans les cafés, les restaurants, les boîtes de nuit : quoi tu connais pas Zoé ? », « il est temps de revenir au premier chef-d'œuvre conçu entièrement par une intelligence artificielle sous kétamine »), on obtient un roman plutôt raté.

     

    Ce n'est pourtant pas tout. L'un des principaux écueils du livre est en effet le nombre impressionnant de fautes d'orthographe qui le constellent. Et la petite notice expliquant que le roman contient des bugs volontaires ne suffit pas à dissiper le malaise tant ceux-ci sont omniprésents, au point de gêner fréquemment la lecture. La confusion entre le futur et le conditionnel et entre « voire » et « voir » est quasiment systématique, l'accord du participe passé avec le COD placé avant le verbe est presque inexistant et l'ignorance des règles de conjugaison de l'impératif est totale (« attend », « te laisses pas niquer », « fait des copies », « ne perd jamais de vue l'objectif »). On confond même présent de l'indicatif et présent du subjonctif (« Maintenant que je nous aie bien séparés », « il faut que tu prennes le risque qu'on se voit ») mais aussi imparfait du subjonctif et passé simple (« m'envoyât » utilisé comme passé simple). Quant à l'utilisation de l'accent circonflexe, elle est très personnelle : « prochaîne », « radînerie », « séparaît ».

     

    Cette absence inexplicable de vigilance frise le manque de respect du lecteur, et la romancière ne peut pas être la seule à blâmer lorsqu'on trouve des fautes telles que « redevance qui coûte plus chère », « des mecs qui le méprise », « je trouvais cela très intéressent », « l'espace publique », « menaces ses derniers mois », « pas assez dormis », « Technikart Magazine (...) n'as pas vraiment osé », « je (…) resterait », « ses cheveux long », « une econversation ininterrompu », « quelques soient », « ce qui n'ont plus rien à perdre », « des tartes venants des hommes », « vous vous êtes faites gazées » « vous le voyiez, vous le vivez »... même les noms de personnalités sont écorchés : « Idriss Aberkann », « Stephan Sweig ». Certes, l'effet est parfois comique comme dans les expressions « bonnet visé sur le front », « entre hommes on se sert les couilles » (sur un plateau?), « des gaines Monsanto » (elles favorisent la pousse des poils pubiens ?).

     

    Mais quand on tombe sur la page 175, qui risque fort de rentrer dans l'histoire comme la page de roman la plus truffée de fautes jamais publiée et qui ressemble à s'y méprendre à une copie d'élève de CM2 ou de quatrième SEGPA (avec de véritables horreurs comme « ils leur restent »), on n'a plus envie de rire. D'autant moins que la syntaxe n'est pas en reste (« nous serions d'ailleurs en droit de se demander », « ils vont se pousser si tu vas gagner »). Bref, pour en finir sur ce sujet, il semblerait qu'on ait oublié d'équiper l'intelligence artificielle du livre d'un correcteur orthographique, à moins qu'elle n'ait été, comme Léa Seydoux, qu'à « l'école de la vie ».

     

    Enfin, les trente dernières pages du roman sont, stylistiquement, les moins intéressantes et les plus relâchées. Ainsi la formule prometteuse, lapidaire et mystérieuse de l'incipit : « C'est en attendant la fin que tout a commencé. En attendant l'éclipse de mon esprit », laisse place à un excipit lui aussi décevant et creux :

    « Il est peut-être temps pour vous d'aller marcher sur la surface de la lune de votre esprit.

    En restant connecté à tout.

     

    Mais attaché à rien. »

     

    L'histoire littéraire regorge de journaux intimes, de carnets de voyages ou de journaux de guerre de qualité comme ceux de Jules Renard, de Gide ou de Gracq, ouvrages que beaucoup de critiques qualifient de « pré-littérature ». Pourtant, aucun de ces grands auteurs n'a eu la prétention de les considérer comme une œuvre littéraire en tant que telle. Le passage du journal de guerre de Gracq à son Balcon en forêt est même l'exemple parfait de la puissance du travail d'écriture et de la transformation littéraire.

     

    « Tu devrais chercher des gratifications plus amples, de celles qu'on gagne au terme d'un vrai labeur, de longue haleine » conseille à l'auteur le fameux « homme de lettres » avec lequel elle dialogue régulièrement par Messenger. On ne saurait mieux dire. Si la « journaliste prédictive » du livre est, comme elle le prétend, convaincue qu'elle peut toujours faire mieux, comme Faulkner, si elle « considère les critiques constructives comme un schéma d'amélioration et un médicament pour l'ego », elle ne devrait pas tarder à faire mentir nos critiques avec un 2e roman plus dense et plus abouti.

     

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