•  Comme chaque semaine, je demande à mon élève de quatrième ce qu’elle a fait en français. « On a étudié un texte » me répond-elle. « Fort bien, quel texte ? » lui demandé-je, anticipant déjà le plaisir de lui faire découvrir aussi bien les grands auteurs que l’art de l’analyse. « « Roméo kiffe Juliette » de Grand Corps Malade » me répond-elle. « Bon, finalement, ce serait peut-être bien qu’on fasse des maths. »

    De retour chez moi, j’ai toutefois tenu à jeter un œil sur l’œuvre de Grand Corps Malade, par curiosité. Et par volonté d’ouverture. Après tout, pourquoi ces a priori sur l’étude d’un texte de slam en littérature ? On a bien confié les clés du ministère de la culture à quelqu’un qui est convaincu que Michel Butor a écrit La consolidation.

     

    « On ne fait pas d’Hamlet sans casser des œufs » disait Gilles Deleuze. Pourquoi dès lors aurait-on peur de faire du Roméo et Juliette en marchant dessus ? J’étais encore loin de me douter que ma réticence liminaire laisserait place à une telle acceptation extatique. Et qu’en laissant de côté l’auteur du Roi Lear, j’ouvrirais la porte au dieu de la déclamation.

     

    Car là où Shakespeare laissait bêtement planer un océan de doutes en titrant « Roméo et Juliette », Grand Corps Malade a l’audace de trancher et d’annoncer la couleur « Roméo kiffe Juliette ». Quel mot, mieux que « kiffe » pouvait évoquer la puissance de l’amour ? Et tant pis pour la réciprocité de celui-ci.

     

    Les grincheux diront que transposer la scène de la splendide architecture de Vérone au MacDo de  banlieue n’aidera pas les élèves à voyager et à s’ouvrir à d’autres horizons que le leur. Et que Choisir Shakespeare plutôt que grand corps Malade, c’est préférer le MacDo à MacBeth. C’est sans doute que ces gens-là n’ont pas compris la portée hautement symbolique de l’œuvre de Fabien Marsaud. Si les héros s’empoisonnent au Mac Do plutôt qu’à l’arsenic, n’est-ce pas la preuve que Marsaud maîtrise l’art scénique ? Et d’ailleurs, peu importe qu’on choisisse une fille qu’a pu l’air d’une Capulet, du moment qu’elle est kiffée grave par un Montaigu.

     

    « Le père de Roméo est vénèr, il a des soupçons  

    La famille de Juliette est juive, tu ne dois pas t’approcher d’elle  

    Mais Roméo argumente et résiste au coup de pression  

    On s’en fout papa qu’elle soit juive, regarde comme elle est belle.

    Alors l’amour reste clandé dès que son père tourne le dos  

    Il lui fait vivre la grande vie avec les moyens du bord  

    Pour elle c’est sandwich au grec et cheese au McDo  

    Car l’amour a ses liaisons que les biftons ignorent. »

     

    Comment ne pas être touché par la poésie de ce texte ? Certains argueront que le rôle du français devrait être de faire acquérir du vocabulaire aux élèves, de les confronter aux grands textes et que ce n’est qu’à ce prix qu’on parviendra à former des esprits libres capables de penser par eux-mêmes.. Et qu’en y renonçant, l’Education nationale a vendu son slam au diable. Que nenni. Le professeur de français de mon élève a raison de sacrifier la langue sur l’Othello de la modernité. Car l’important, pour les pédagogues et les apprenants, c’est de rendre le texte accessible. Et pour ce faire, quoi de mieux que de préférer le verlan à Verlaine ?

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  • Quand, en matière de meeting de campagne, on est puceau, il faut savoir préserver son organe. Et le beau gosse de service devrait savoir que ce n’est pas en criant comme un putois qu’on va attirer la belette. Mais M. Macron n’en a cure car pour lui, la légitimité n’existe pas. Il est d’ailleurs convaincu qu’« être élu est un cursus d'un ancien temps », un temps où les politiques avaient encore des convictions et un peu de dignité sans doute : ça tombe bien, il y a de fortes chances pour qu'il ne sache pas tout de suite ce que ça fait.

     

    A force de n’écouter personne, il s’est en tout cas attiré une avalanche de commentaires acerbes sur les réseaux sociaux, preuve que quand le roquet aboie, le car à vannes passe. « La meilleure façon de se payer un costard, c'est de travailler » disait-il. Et la meilleure façon de s'en faire tailler un, c'est de ne pas bosser sa voix. Mais cela n’empêche nullement certains médias de voir en lui l’incarnation du changement. Ce n’est sans doute pas un hasard si « Le Point », journal anti-libéral et anti-système s’il en est, lui a consacré environ 1423 articles en deux semaines.

     

    Que lui trouve-t-on au juste ? La jeunesse ? Certes et Macron prouve, si besoin était, que la fadeur n’attend pas le nombre des années. Le changement ? quel changement ? Celui qui consiste à penser, comme le candidat l’a affirmé, que « le libéralisme est une valeur de gauche » ? La nouvelle politique de Macron, c'est un peu comme le renouveau promis par Bruno Le Maire : il n’y a que ceux qui ont cru à la ressemblance entre le Canada Dry et l’alcool qui peuvent y adhérer. Promettre qu'on va tout changer et que le futur président va retrouver du pouvoir en étant pro-européen, c’est croire que les bébés, à Bruxelles, naissent dans les choux.

     

    La Macron-économie

     

    Qu’à cela ne tienne, Manu est bien décidé à exploiter le filon pour mieux terrasser Fillon. Il ne propose pas seulement un changement, ce qu’il veut c’est « une révolution », comme il l’a écrit dans son livre, et une révolution sans programme, ou avec un programme qu’on construit après s’être lancé dans la course à la présidentielle, ça inspire le respect. Tout comme le terme « révolution » d’ailleurs. Macron qui écrit « La révolution », il faut avouer que c'est au moins aussi fort qu' Olivier Besancenot qui écrirait une ode à « L’ultracapitalisme ».

     

    Et pour prouver que celle-ci est réalisable, celui qui ferait passer François Fillon pour un communiste s’il n’avait pas autant la cote dans les médias a baptisé son mouvement « En marche ». Vers quoi ? nul ne le sait. Ce qui est sûr en revanche, c’est que Macron nous démontre que ce n’est pas parce qu’on est en mouvement qu’on ne peut pas incarner l’immobilisme. Que ce n’est pas parce qu’on s’appelle « En marche ! » qu’on se préserve d'en rater une. Et que ce n'est pas parce qu'on s'appelle Macron qu'en matière d’économie comme de politique, on ne peut pas être un micron.

     

    L’ancien banquier de Rotschild qui déclarait il y a peu « Les salariés doivent pouvoir travailler plus sans être payés plus » serait donc le nouveau candidat anti-système. Celui qui déclarait « Si j'étais chômeur, je n'attendrais pas tout de l'autre, j'essaierais de me battre d'abord » serait le rassembleur que la France attend. Celui qui invente des qualificatifs à la laïcité pour ne surtout pas avoir à l’appliquer serait le vrai défenseur de la République. Celui pour qui l’une des priorités est que « des jeunes Français aient envie de devenir milliardaires » serait le candidat qu’il nous faut pour lutter contre la finance et répartir plus équitablement les richesses. Celui qui réduit tout à l’économie et qui ne voit dans l’immigration massive qu’une possibilité de faire davantage pression sur les bas salaires aurait le cœur sur la main.

     

    Très peu pour moi. Mais je me console en m’imaginant, après une rouste monumentale d’Emmanuel au premier tour, écouter Alain Chamfort et chanter avec lui « Porté disparu Manu rêva… ».

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  • « « Fleury-Mérogis : le nombre de femmes radicalisées explose » titrait BFM TV le 15 novembre. « A Limoges, la lutte contre la radicalisation passe par la formation de terrain » titrait France Bleu le même jour. De quelle radicalisation s'agit-il ? Impossible, même lorsqu'on lit entièrement ces deux articles, de le savoir. Pas le moindre adjectif ne sera antéposé ni postposé à ce substantif. Quant aux compléments du nom, ils ne font qu'indiquer l'identité des personnes radicalisées « des femmes » ou « des jeunes » selon l'article que l'on a décidé de lire. Comment peut-on prétendre lutter contre la radicalité quand on cache ses racines et qu’on tremble comme une feuille à la simple idée de les évoquer ?

     

    Mais après tout, si l'on ne juge pas nécessaire de préciser de quelle radicalisation il s'agit, c'est sans doute que ce n'est pas primordial. Cela devrait me rassurer. Pourtant, le ton des articles n'incite pas à la tranquillité. Le comportement des femmes de la prison de Fleury-Mérogis aurait « entraîné plusieurs difficultés » peut-on lire dans l'un d'eux. Bigre ! Voilà qui est sérieux. Dans l'autre, on parle de « faire face à des jeunes dont le comportement change », il doit sans doute s'agir de la puberté, me dis-je. Point du tout, car on évoque plus loin des « risques de basculement ». Face à ce basculement, faut-il pencher pour la gravité?

     

    On ne le saura jamais car même les « spécialistes qui connaissent bien le phénomène » ne pipent mot. A la fin de l'un des articles, je pense avoir compris le fin mot de l'histoire lorsqu'une des personnes interviewée déclare : « elles sont passées de petites minettes à des fantômes ». Ce ne serait donc qu'une banale histoire de maison hantée ? Mais alors quel rapport avec la radicalisation ? Les fantômes ne se contenteraient plus de leur statut et voudraient prendre le pouvoir ? Nous voilà dans de beaux draps. 

     

    Tout cela est décidément encore plus prenant que la lecture de La disparition de Pérec ou un bon vieux Cluedo. Je suis toujours à la recherche d'un indice et je crois bien l'avoir trouvé quand je décèle dans l'article de BFM le mot « prosélytisme » qui tranche avec le reste des termes employés. Mais il apporte davantage de confusion que de clarté à mon enquête. Comment peut-on faire du prosélytisme de radicalité ? En distribuant des tracts pour le parti radical de Jean-Michel Baylet ?

     

    Peut-être existe-t-il une autre définition de la radicalisation que j'ignore. Je décide alors de vérifier dans le dictionnaire. Hélas, celle-ci ne m'apporte rien : comme je le craignais, la « radicalisation » serait « l'action de radicaliser », de « durcir une position ». Ce n’est pas ça qui va me donner du mou. 

    On peut sincèrement regretter que les apparitions soient les seuls mots que ces journalistes n’arrivent pas à faire disparaître. 

     

    S’ils croient- à la manière de Pépère 1er, qui s’est toujours bien gardé d’accoler l’adjectif « islamistes » aux terroristes et aux attentats qui nous ont frappés- que remplacer « jeunes filles voilées » par « fantômes », c’est faire du bon boulot, ils se fourrent le drap dans l’œil. Et prouvent, si besoin était, qu’il y a différentes façons de se voiler la face.

     

    Ils pensent faire honneur aux musulmans en ne nommant pas leur religion, mais c'est l'inverse qui se produit. Pourquoi se sentir obligé de défendre ceux qui ne sont pas attaqués ? N’est-ce pas insultant de se figurer que les modérés vont nécessairement se sentir stigmatisés lorsqu’on va viser les extrémistes ? Pour rendre compte des problèmes, il faut savoir prendre les mots à la racine. Ne parler que de radicaux, ça suffixe !

     

    Mais ce n'est pas tout. Cette opiniâtreté à ne pas nommer les choses n'échoue pas simplement à identifier notre adversaire. Elle prive également les victimes de leur statut. « En mémoire des victimes des attentats du 13 novembre 2015 » pouvait-on lire sur la plaque commémorative officielle inaugurée un an plus tard. Morts pour quoi, au nom de quoi ? Pour rien. Ni victimes du fanatisme islamiste, ni morts pour des idéaux que ces fanatiques ne supportaient pas. On enlève aux victimes jusqu'au droit d'être morts pour quelque chose.

     

    Cette presse est semblable à la troupe que Julien Gracq décrit dans Un balcon en forêt et qui refuse tellement la guerre qu'on lui promet qu'elle fait le choix du déni au détriment de la réalité. « Elle n'aimait pas l'image de ce qui venait au-devant d'elle : cette bataille en fin de compte probable vers laquelle elle marchait avec le mol enthousiasme d'un percheron entre ses brancards : dès qu'elle sentait les rênes faiblir, elle piquait du nez dans l'herbe des bas-côtés, y cherchait les rêves de l'autruche dans le sable. Et sous cette neige molle, qui lissait la terre et brouillait les traces, il lui poussait l'illusion vague de se faire invisible, de donner le change au destin. »

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